La course mondiale à la croissance a anéanti le débat d’idées. Même Daniel Cohn-Bendit tourne en rond avec tout le monde. Notre chroniqueur s’insurge.
Les campagnes électorales qui viennent de se dérouler chez deux de nos grands voisins et leurs issues diamétralement opposées — victoire de la gauche en France et de la droite en Italie — nous fournissent des indications précieuses sur nos sociétés et leur manière de vivre la crise. Dans un contexte de désespoir crispé, dissimulé derrière une apparente indifférence (l’abstention), elles tournent en rond et dans leur sarabande effrénée, telles les autos tamponneuses de mon enfance, elles virevoltent, s’entrechoquent, se télescopent dans un espace restreint, strictement délimité, inamovible dans le cadre qui lui est donné.
Sortir du cadre ne serait plus du jeu. Ce cadre n’est que trop connu: c’est celui d’une économie fondée sur la croissance, que dis-je la croissance, l’hypercroissance! Celle qui produit du fric à tout va, qui produit des biens pour les détruire aussitôt, qui presse les humains comme des citrons afin qu’ils aient l’impression de se réaliser en travaillant comme des bêtes. Pour faire quoi? Consommer du périssable afin de pouvoir recommencer le lendemain.
Comme ce dogme, rendu intouchable par l’écrasante victoire politique de la secte néolibérale, ne saurait, dans la politique de tous les jours même pas être remis en question mais, disons, au moins soumis à discussion, dominants et dominés, politiciens et électeurs, tournent en rond à l’unisson. Chacun dans son rôle.
En France, contre Sarkozy et sa notoire incompétence à assumer les tâches pour lesquelles il a été élu, la gauche victorieuse ne faisant que colmater les brèches sans offrir une réelle alternative dans la gestion du pays. D’ailleurs, deux de ses brillants représentants, Dominique Strauss-Kahn et Pascal Lamy, sont à des postes clés dans le dispositif mondial de course à la croissance.
En Italie, pour Berlusconi qui sans être exceptionnel dans la gestion d’un Etat déliquescent a pour lui une habileté machiavélique à gérer sa carrière et son patrimoine. Avec une puissante motivation qu’il ne faut jamais oublier quand journalistes et observateurs louent béatement son énergie: s’il se plante, il finit en prison. Son dernier coup électoraliste («Nous peuple de la liberté vous apportons l’amour alors que les communistes et les magistrats ne sèment que la haine») s’est dans ce sens révélé génial.
Deux campagnes électorales centrées sur l’ego de deux chefs qui ont monopolisé le débat parce que leurs adversaires en fin de compte l’ont bien voulu, n’ayant rien d’autre à proposer. Le plus ahurissant est que cette marche massive, dense et compacte vers la croissance à tout prix se fait dans un climat social où toutes les statistiques montrent une paupérisation des couches populaires.
En France, c’est le médiateur de la République soi-même, un gaulliste pur sucre, qui dénonce l’état de délabrement d’une société où une personne sur cinq a de la peine à boucler ses fins de mois. Plus ahurissant encore, on assiste à l’effondrement des quelques valeurs positives qui s’étaient péniblement frayé un minuscule sentier dans un univers de gaspillage et de déprédation systématiques: le retour au nucléaire ne choque pratiquement plus personne et la défense de l’environnement (même sous ses oripeaux oxymoresques de «développement durable») fait l’objet, depuis l’échec du sommet de Copenhague, d’une campagne de dénigrement aussi appuyée que le sont les invocations au retour de la croissance salvatrice.
Même Dany Cohn-Bendit, que l’on connut plus inspiré à une époque où il criait «Elections, piège à cons», abandonne les grands principes au profit d’un électoralisme piteux et cherche à se doter de sa petite auto tamponneuse pour tourner en rond avec tout le monde. Il faut l’écouter lancer son nouvel appel du 22 mars pour comprendre à quel point le confort d’une carrière politique pépère peut corrompre un esprit bien fait.
Pendant que les politiciens de cour s’efforcent de ne pas comprendre une réalité pourtant peu rétive à l’analyse ni allergique aux instruments de cette analyse, les extrémistes de droite font plus que se tenir en embuscade. Le Pen et le lepénisme sont vivaces en France mais fort heureusement freinés par un système électoral qui ne leur fait pas de cadeau. En Italie, par contre, la Lega d’Umberto Bossi progresse spectaculairement. Elle devient la force dominante dans le nord du pays et déborde largement sur les régions du Centre qui furent pendant des décennies des fiefs communistes.
