KAPITAL

Les nouveaux entreprenautes

La fluidité de l’emploi ne connaît pas de limite en Californie. De jeunes entrepreneurs démissionnent avant même que leur entreprise entre en bourse. Reportage de Mary Vacharidis à San Francisco.

Lance une start-up, prends le fric et tire-toi. Telle pourrait être la nouvelle philosophie des entrepreneurs de Silicon Valley.

Prenez l’exemple de Scott Blum. Il y a deux ans, il a lancé Buy.com, une entreprise californienne qui emploie aujourd’hui 200 personnes et qui promet «les prix les plus bas de la planète» sur quelque 800’000 produits d’électronique et de loisirs.

Buy.com se prépare à entrer en bourse et compte lever ainsi l’équivalent de 200 millions de francs suisses. Mais Scott Blum, bien que détenteur de la majorité du capital-action, ne passera pas ce cap fatidique dans l’entreprise qu’il a fondée. L’automne dernier, il a quitté sa compagnie – toujours déficitaire -pour créer une société d’investissement spécialisée dans les start-up du Net.

Les comportements de ce genre sont devenus courants en Californie. Du côté de Buy.com, on n’a pas voulu commenter le départ du fondateur. Mais Mel Ochoa, porte-parole chez BridgePath, une agence de recrutement on-line de San Francisco, relativise la portée d’une telle démission: «Les créateurs de sociétés ont une quantité d’idées. Leur rôle est de faire germer les compagnies. Une fois qu’un projet est lancé, ils ont souvent envie d’en monter un nouveau. C’est à d’autres de s’engager sur le plus long terme pour amener l’entreprise à maturité.»

Le problème, c’est qu’il y a aussi de surprenantes défections chez ceux qui seraient censés veiller au développement à plus long terme de ces entreprises. L’exemple de Lightera est à ce titre éloquent. Crée en mars 1998 par des ingénieurs de Cupertino, l’entreprise veut fabriquer des solutions optiques pour internet. Très vite, ses fondateurs débauchent un financier dans une société de capital-risque et le nomment CEO (Chief Executive Officer). En mars 1999, Lightera peut présenter les plans de son premier produit.

Mais au printemps, Lightera se vend à la compagnie Ciena pour 464 millions de dollars (692 millions de francs suisses). Les détenteurs de la société, dont le fameux CEO récemment arrivé, touchent le montant sous forme d’actions et d’options. Et six semaines plus tard, le CEO annonce sa démission, avant même que le premier client ait été livré.

«Le CEO n’est pas parti travailler ailleurs. Il voulait en fait reprendre des études, explique Aaron Greham, porte-parole de Ciena, la société repreneuse. La défection n’a pas posé de gros problèmes. Un des fondateurs de Lightera a repris le poste. Vous savez, poursuit-il, dans le secteur d’internet, les gens changent très souvent de place. Il faut saisir les opportunités.»

A Silicon Valley, centre névralgique de l’industrie du Web situé au sud de la baie de San Francisco, personne ne semble s’offusquer de comportements qui, en Europe, passeraient pour déloyaux. La fidélité à l’entreprise ne figure pas dans les règles du jeu. L’objectif avoué de tous est de s’approprier une part des sommes vertigineuses qui circulent dans le domaine.

Le Credit Suisse First Boston, par exemple, a orchestré la vente du fournisseur d’accès EarthLink à MindSpring pour 1,8 milliard de dollars (2,7 milliards de francs). L’entrée en bourse de mp3.com, site musical associé à une technique de compression des données, a quant à elle permis de lever 383 millions de dollars (454 millions de francs). Des opérations comme celles-là ont lieu tous les jours. Quand ils décrochent le jackpot, les entreprenautes hésitent entre la Porsche et la Maserati.

L’accélération de la nouvelle économie ne semble pas connaître de limite. Dans un domaine traditionnel, on attend cinq ans avant de déclarer une entreprise viable, et en tout cas dix ans avant une entrée en bourse. Sur le Web, les compagnies peuvent devenir opérationnelles en trois mois. Elles entrent en bourse après deux ans, alors qu’elles perdent toujours de l’argent, et enregistrent d’énormes plus-values. On connaît l’exemple de la librairie virtuelle Amazon.com: fondée en 1995, elle a ouvert son capital au public deux ans plus tard. Aujourd’hui, elle est toujours dans les chiffres rouges mais le titre vaut presque quatre fois plus qu’à son émission.

A force d’entendre parler de ceux qui prennent leur retraite à trente ans après avoir vendu leur site à Yahoo ou à Microsoft, l’entreprenaute de base perd patience. Si sa compagnie tarde à faire des étincelles, il va voir ailleurs. Et il n’a aucune peine à trouver un nouvel emploi. A Silicon Valley, la demande en main-d’oeuvre qualifiée est tellement forte que les entreprises sont obligées de recruter dans les autres Etats et à l’étranger. Quelque 30’000 postes dans les technologies de l’information restent vacants en permanence.

La pénurie de personnel se traduit souvent en surmenage des employés. Mais la situation a aussi ses avantages. Dans une entreprise on-line, le salaire d’un universitaire démarre à 90’000 francs suisses par an. Le salarié s’intéresse encore davantage aux parts du capital de la compagnie qu’il va recevoir. Changer de poste régulièrement permet d’accumuler des titres financiers. Les employés restent rarement plus de deux ans dans la même entreprise.

«Lorsqu’il faut engager du personnel, la concurrence entre entreprises est terrible. Comme tout le monde propose des titres financiers, les sociétés rivalisent maintenant dans l’offre d’avantages matériels: voiture de fonction, voyages, aide ménagère à domicile, etc.», relève Mel Ochoa de l’agence BridgePath.

A Fremont, en plein coeur de Silicon Valley, Terri Spears a fondé un bureau (askHR.com) qui gère l’administration de jeunes entreprises de commerce électronique: «Pour trouver un directeur financier, les sociétés mettent facilement douze mois. L’employeur doit convaincre le candidat que sa compagnie est la plus intéressante qu’il peut puisse trouver. Ici, ce n’est pas le travailleur qui doit se vendre, c’est l’entreprise qui recrute…»

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Mary Vacharidis, journaliste, collabore régulièrement à Largeur.com. Elle séjourne actuellement à San Francisco.