Un quart des accidents professionnels en Suisse sont liés à la consommation d’alcool. Un sujet sensible au sein des entreprises, qui pourtant reconnaissent le problème et commencent à réagir. Enquête.
Des gueules de bois qui tendent à se généraliser les matins de semaine. Un verre vite fait avant de reprendre le travail après une pause. Une motivation en chute libre et une qualité du travail qui se détériore… Dans la plupart des entreprises, on trouve des collaborateurs ayant ce que l’on appelle pudiquement une «consommation inappropriée d’alcool». Or, ces situations, que l’on préfère si souvent ne pas voir, peuvent aboutir à des conséquences graves, telles que l’isolement, les accidents, le licenciement ou même le suicide.
Selon la dernière étude de l’Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies (ISPA), publiée en décembre dernier, entre 15 et 25% des accidents au travail sont dus à l’absorption de produits alcoolisés et près de 5% des actifs peuvent être considérés comme dépendants de la boisson. Des chiffres inquiétants — confirmés au niveau international par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) — qui démontrent l’étendue d’un problème encore largement tabou en milieu professionnel. Selon l’ISPA, à peine un tiers des sociétés ont abordé cette question à l’interne au cours des deux dernières années et seules 30% possèdent des réglementations spécifiques lorsqu’un cas est avéré. Consciente qu’il existe un déficit d’information et de prise de conscience, l’ISPA a ouvert un site internet (www.alcoolautravail.ch) spécifiquement dédié à cette problématique.
Et la démarche commence à porter ses fruits: certaines entreprises parlent désormais ouvertement des problèmes de dépendances. La permanence des Alcooliques anonymes à Genève reçoit ainsi toujours plus d’appels en provenance directe des employeurs. Spécialiste en addictions aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), Barbara Broers constate pour sa part une hausse des consultations d’employés envoyés directement par leur entreprise: «Un nombre croissant de sociétés établissent un contrat avec ces collaborateurs et leur proposent de suivre un traitement afin de conserver leur travail.» Par ailleurs, selon la spécialiste, près de 20% de la population aurait une «consommation excessive» d’alcool. A l’attention de leurs propres employés, les HUG ont mis en place un programme de soutien, avec une probabilité «deux à trois fois supérieure» que ceux-ci restent abstinents après deux ans.
Marqué dans les secteurs du bâtiment, de l’agriculture ou de la manutention, le risque de consommer de l’alcool durant les heures de travail augmente aussi au sein des professions ayant un rapport direct avec le public, telles que la vente, la restauration ou la sécurité. Le récent suicide du chef de la police grisonne Markus Reinhardt, dont les problèmes d’alcool étaient connus de sa hiérarchie, en offre d’ailleurs une triste illustration. Quant aux médias, ils ne sont guère épargnés: «Des mesures de soutien et d’accompagnement sont proposées aux collaborateurs dont la consommation d’alcool conduit à des dysfonctionnements et une incapacité d’assumer leurs activités professionnelles, en particulier à travers un contrat tripartite entre l’employeur, le collaborateur et une fondation spécialisée dans le traitement des dépendances, souligne Pierre-François Chatton, directeur des ressources humaines à la Radio Télévision Suisse. Par ailleurs, des mesures concrètes ont été prises au sein de l’entreprise où, depuis plusieurs années, la vente d’alcool à la cafétéria est limitée aux heures de repas et celle des alcools forts est interdite.»
Aussi les cadres
Cols blancs et cadres supérieurs sont eux aussi concernés. Et cela bien souvent avec la complicité des entreprises, qui favorisent la consommation d’alcool en de multiples occasions (repas d’affaires, promotions, contrats signés, etc.). Selon Anaïs Stauffer Spuhler, psychologue du travail qui officiait dans le secteur bancaire, les problèmes d’alcool touchent en mêmes proportions le personnel du back-office que les cadres ou les gérants de fortune. «Beaucoup de collègues sont amenés à boire de grandes quantités d’alcool, notamment lors de repas avec la clientèle», confirme pour sa part ce banquier genevois. La situation s’applique également aux politiciens et magistrats: le conseiller aux Etats genevois Robert Cramer avait ainsi relevé il y a quelques années boire plus que de raison dans le magazine Saturne.
«Le risque existe dans tous les métiers, renchérit Dwight Rodrick, responsable des programmes en entreprise à l’ISPA. On retrouve cependant davantage de consommation dans des contextes où le collaborateur se retrouve isolé, travaille de nuit, est exposé à la chaleur, au bruit, à la poussière ou doit fournir un travail d’une certaine pénibilité.» Le problème toucherait par ailleurs davantage les hommes que les femmes, la consommation des premiers étant «socialement plus acceptée», celle des femmes se faisant «de manière plus cachée et solitaire». Les chiffres du Centre de traitement en alcoologie du CHUV le confirment: la proportion de patients suivant un traitement est de 7 hommes pour 3 femmes.
Quant à la manière de consommer, s’il peut arriver que certains collaborateurs boivent en cachette pendant les heures de bureau, il est plus fréquent que les personnes boivent excessivement dans le cadre de leur vie privée «avec le risque de répercussions négatives sur la place de travail», souligne Dwight Rodrick.
Touché de près, le secteur de la construction a choisi d’aborder le problème de front et estime avoir réalisé de gros progrès en la matière. Une tendance que confirme l’assurance fédérale Suva, qui souligne que le nombre total d’accidents dans cette branche est passé, pour 1000 travailleurs, de 217 en 1998 à 178 en 2007. «Les bases légales existent, mais demeurent très générales, souligne Christophe Estermann, du secrétariat romand de la Société suisse des entrepreneurs. Nous nous basons donc généralement dans nos recommandations sur la règle du 0,5‰.» Reste qu’une consommation plus insidieuse, d’un verre ou deux, peut aussi poser problème puisqu’elle mène à des modifications légères de l’attention et peut réduire la qualité du travail. «La grande majorité des accidents de travail liés à l’alcool ne sont pas provoqués par des personnes dépendantes mais résultent de consommations excessives ponctuelles et inadaptées», explique Dwight Rodrick.
Contrat moral
Pour faire face à ce risque, près de deux tiers des entreprises suisses ont formulé des directives précises. Elles ne sont cependant que peu nombreuses (surtout celles de plus de 500 employés) à aller plus loin. Active dans le domaine de l’industrie et de la chimie, la société valaisanne Cimo a mis sur pied un programme abordant les dépendances au sens large (alcool, médicaments, drogues et tabac). Des questions aussi variées que la gestion du stress ou l’ergonomie du matériel sont prises en compte, de même qu’un aspect préventif incluant la formation des cadres, la sensibilisation des employés, des conseils médicaux et des contrôles aléatoires en cas de suspicion. «Sur un site de plus de 2000 personnes, nous rencontrons forcément des situations difficiles, dit Jacques Cherix, responsable des ressources humaines de Cimo. Dans ce cas, nous organisons un contact du collaborateur avec notre médecin. Un accompagnement, des conseils et une aide au sevrage sont alors proposés.» Un contrat moral se met ainsi en place. Si la démarche s’avère concluante, le problème est réglé. En cas de récidive ou de non-respect d’un éventuel suivi, des mesures plus strictes peuvent être prises, pouvant aller jusqu’au licenciement.
Avec plus de 60’000 employés, la Poste n’est pas épargnée par la question. Et le cliché du facteur, en particulier dans les campagnes, qui enchaîne les coups de blanc à chaque dépôt de colis, ne reste pas pour rien solidement ancré dans la mémoire collective. La régie s’engage en matière de prévention, notamment en «encourageant l’activité physique» de ces collaborateurs. «Notre démarche consiste davantage à aider qu’à punir, souligne la porte-parole Nathalie Salamin. On pourrait résumer la situation ainsi: arriver au travail en bonne santé relève de la responsabilité du collaborateur, qu’il le soit toujours lorsqu’il rentre chez lui, de celle de l’employeur.» En guise de règlement, c’est souvent la législation fédérale qui fait foi. Ainsi, les conducteurs effectuant des transports professionnels de personnes, tels que les chauffeurs de cars postaux, doivent s’abstenir de toute consommation durant les heures de travail, de même que pendant les six heures précédant la reprise du travail.
Apéro sans alcool
Du côté des administrations publiques, on connaît aussi le problème. A la ville de Pully une dizaine de cas (sur un total de 250 collaborateurs) ont été traités depuis dix ans, dont trois se sont mal terminés: un par un décès après licenciement et refus d’accepter une prise en charge, un autre avec un licenciement — la personne boit toujours et n’a pas retrouvé de travail, elle a également refusé un traitement — et un dernier avec une mise à la retraite — la personne a suivi depuis un traitement avec succès. «Dans les autres cas, nous avons réussi à stopper les dégâts en nous appuyant sur notre médecin conseil, relève Carole Schwander, responsable du personnel. Grâce à un suivi rapproché, nous réussissons en général à maintenir la personne à son poste, ou à lui faire cesser sa consommation.»
La politique en matière de consommation d’alcool est présentée comme «très restrictive», spécialement pour les conducteurs de transports communaux pour qui, bien que fortement déconseillé, le 0,5‰ reste admis: «Nous avons eu le même nombre de cas dans les bureaux que dans les ateliers, ce qui démontre qu’il n’y a pas une catégorie plus portée sur la boisson qu’une autre», précise Carole Schwander. Enfin, en ce qui concerne les apéritifs, deux règles s’appliquent: ils doivent impérativement avoir lieu en fin de journée et… inclure des boissons non alcoolisées.
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CONSOMMATION D’ALCOOL AU TRAVAIL
Facteurs:
Travail en continu (3 x 8 heures)
Horaire de travail de nuit
Travail isolé
Ennui
Stress ou pression excessive
Encadrement insuffisant
Absence de reconnaissance
Perte de sens de la tâche effectuée
Signes:
Pauses prolongées, retards
Détérioration de la qualité du travail
Oublis, incidents ou accidents en hausse
Plaintes des collègues ou des clients
Tremblements des mains, titubations
Changements fréquents d’humeur, isolement ou baisse de la motivation
Négligence de l’hygiène personnelle et laisser-aller vestimentaire
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LES CRITÈRES DE LA DÉPENDANCE
Selon la Fondation de lutte contre les addictions Phénix à Genève, trois critères au moins parmi les suivants doivent être constatés pour qu’une personne soit considérée comme dépendante:
Un désir puissant ou compulsif du produit,
La poursuite de la consommation malgré la conscience des effets négatifs encourus,
Un désintéressement progressif des autres activités,
Une augmentation de la tolérance du corps et un manque physique.
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FACTURE DE 1,5 MILLIARD POUR LA SUISSE
L’incidence entre la consommation d’alcool et les performances au travail reste difficile à déterminer. En cas d’accident notamment, le taux d’alcoolémie n’est pas systématiquement mesuré. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que l’absentéisme au travail est 4 à 8 fois plus élevé chez les personnes ayant un problème d’alcool. Celles-ci ont par ailleurs 3 à 4 fois plus de probabilités de provoquer des accidents. Quant à leur perte de productivité, elle est estimée à 25%. Pour sa part, le Bureau international du travail (BIT) considère qu’entre 3 et 5% des personnes actives dans le monde sont dépendantes de l’alcool, soit la même proportion qu’au sein de la population globale. De son côté, l’Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies chiffre les coûts indirects concernant les pertes de productivité (décès prématurés, invalidité et chômage) induits par l’abus d’alcool à 1,5 milliard de francs par année en Suisse.
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TÉMOIGNAGES
Thomas, jardinier, 68 ans
«En tant qu’indépendant, le piège est plus grand»
«Lorsque j’étais jeune, je n’ai jamais pensé que j’allais tomber dans l’alcoolisme. Pourtant, à chaque fois que je buvais, cela dérapait. A l’armée, je faisais partie des «solides», de ceux qui tenaient bien l’alcool. On m’admirait pour ça. Comme j’arrivais encore à gérer mon travail et à me lever le matin, je me disais je n’avais pas de problème. Or, en tant qu’indépendant, le piège est plus grand. Il faut plus de discipline pour se contrôler. Progressivement, ma consommation est devenue plus destructrice. Mes absences au travail se sont multipliées. Le matin, au lieu d’un café, je prenais une bière et ainsi de suite… Je trouvais des excuses pour ne pas aller au boulot. Je racontais à mes clients que j’étais malade, alors que j’avais la gueule de bois et que je ne voulais pas me rendre chez eux. Mes dettes ont commencé à s’accumuler, je perdais des clients. Pour ne rien arranger, j’ai rencontré une personne qui buvait elle aussi beaucoup. Du coup, ma consommation a encore augmenté. J’ai décidé de quitter Genève en pensant que cela pourrait s’arranger ailleurs. Mais les mêmes problèmes ont ressurgi. Je travaillais comme bûcheron. Tout le monde buvait trop. Malgré la dangerosité du métier nous frisions le code tous les jours… Lorsque je suis revenu à Genève, j’ai vraiment touché le fond: je vivais dans un hôtel lugubre. J’avais perdu les derniers clients qui me faisaient encore confiance. Je n’avais plus d’argent. En plus, à cause de l’alcool, j’ai gâché une relation avec une personne qui comptait vraiment pour moi. C’est à ce moment que j’ai décidé de rejoindre une clinique, puis les Alcooliques anonymes. Je ne bois plus depuis douze ans.»
Daniel, carrossier, 50 ans
«Au travail, personne ne s’en est rendu compte»
«J’ai toujours été quelqu’un de convivial. Une personne qui aime la compagnie. Jeune, je ne voyais pas de différence entre ma consommation et celle de mes copains. Pour moi, toutes les occasions étaient bonnes pour aller au bistrot. Lorsque je me suis marié et que j’ai eu des enfants, j’ai continué à sortir et à boire. A cette époque, j’étais à 100% dans le déni. D’autant qu’au boulot, personne ne s’est jamais rendu compte de mon problème. J’ai travaillé dix ans en tant qu’agent de sécurité dans une grande entreprise où l’alcool était omniprésent. On sortait souvent boire un coup avec les chefs et les collègues. Dans ces situations, j’arrivais toujours à me contrôler. Je n’ai jamais dérapé. La différence, c’est qu’après, je continuais à boire… Un alcoolique est un excellent tricheur. Personnellement, j’ai toujours rattrapé les choses en mentant. Cela a fini par peser sur ma famille et a précipité mon divorce. Ce sont mes enfants qui, en raison de mes retards fréquents, m’ont fait prendre conscience de mon problème d’alcool. J’ai réalisé que je ne mentais pas qu’aux autres, mais aussi à moi-même. Cela m’a amené à me faire soigner. Cela fait six ans que je n’ai pas touché à un verre. Pour en revenir à mon travail à l’époque, je ne pense pas que sa nature ou ses horaires aient eu une conséquence déterminante sur ma consommation. Cela serait une excuse un peu facile. Le problème réside dans ma manière de boire, le fait que, lorsque je commence, je n’arrive pas à m’arrêter.»
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Une version de cet article est parue dans l’Hebdo.
