En visite officielle à Paris, le président russe Dmitri Medvedev inaugurait mardi 2 mars l’exposition Sainte Russie accueillie par le Musée du Louvre. Il s’agit de présenter les origines et l’évolution du christianisme en Russie du IXe au XVIIIe siècle, soit jusqu’au règne de Pierre le Grand. Mis en scène avec l’appui de Sarkozy, qui a accompagné son hôte au Louvre, le succès de l’opération était garanti. Il se joue à divers niveaux.
Prenons les bailleurs de fonds, pour ne pas dire les sponsors. Ce sont les géants du gaz et du pétrole Total, GDF Suez et Gazprom. Ces colosses de l’énergie forment, par les sociétés qu’ils contrôlent, l’épine dorsale des systèmes dominants en Europe orientale. On sait que les réseaux de distribution de leurs produits sont instables, suscitant parfois des réactions politiques inattendues. Ce fut le cas ces dernières années avec les tentatives biélorusses ou ukrainiennes d’échapper à l’emprise des sociétés gazières.
L’expo Sainte Russie tombe bien: s’arrêtant à Pierre le Grand, elle montre une Russie orthodoxe compacte, englobant aussi bien l’Ukraine que la Russie blanche. Mieux: la profonde russitude des Ukrainiens, ces empêcheurs de gazer en rond, y est d’autant plus exaltée que le christianisme russe orthodoxe est né à Kiev où la superbe cathédrale Sainte-Sophie, entourée du non moins célèbre monastère (la Laure), en rappelle le souvenir.
Le 25 février, le nouveau président ukrainien Viktor Ianoukovitch, qui jargonne en ukrainien comme un Genevois parle allemand, prêta serment la main droite posée sur la Constitution et sur une édition ukrainienne de l’Evangile datant du XVIe siècle, tout en recevant ensuite la bénédiction du métropolite en russe. Cela ne manquera pas de faciliter le travail de Gazprom.
Au-delà de ces considérations bassement politiques, l’expo Sainte Russie rappelle aux Occidentaux le spectaculaire retour du sentiment religieux en Russie et plus largement dans les pays orthodoxes anciennement communistes (Serbie, Bulgarie, Roumanie…). À la différence des protestants et des catholiques de chez nous qui, depuis plusieurs décennies, cantonnent leurs pratiques religieuses à une sphère strictement privée à l’exception des grands rites sociaux (baptême, mariage, enterrement), l’orthodoxie implique, surtout dans les campagnes qui à l’Est sont vastes et peuplées, une vie religieuse communautaire fortement socialisée.
Dans le petit village transylvain où j’ai posé une partie de mes pénates, l’office du dimanche est massivement suivi, les innombrables fêtes chômées signalées en rouge dans un calendrier liturgique surchargé sont célébrées avec dévotion, les jeûnes (pas seulement celui de Pâques, mais aussi celui de Noël en décembre et de la Vierge en août) sont largement respectés, de même que la pénitence bihebdomadaire du mercredi et du vendredi. Epiceries et supermarchés ont des étals ad hoc proposant des aliments de jeûne qui font écho au cascher et à l’halal. Ces pratiques concernent toute la population, des jeunes aux vieux.
La défaite de l’athéisme militant communiste est donc totale. On sait que cette défaite fut symbolisée par la reconstruction à Moscou de la luxueuse cathédrale du Saint-Sauveur, à l’endroit même où les bolchéviques l’avaient autrefois détruite et remplacée par une vaste piscine chauffée où l’on pouvait se baigner en hiver par moins 20 degrés.
Ces (re)constructions permises par la prospérité financière d’Eglises qui retrouvent un peu partout leurs anciennes et colossales propriétés foncières ne sont pas anodines. Elles leur permettent de tenir un rôle institutionnel de tout premier plan en jouissant d’une popularité que leur envient les politiques. Ces Eglises plutôt choyées par les anciens régimes (quoique comptant dans le bas clergé de vrais martyrs de leur foi) ont fidèlement collaboré avec les dictatures et leurs dignitaires n’ont jamais été épurés.
Au contraire, ils se comportent aujourd’hui comme hier en hiérarques de droit divin, planant au-dessus des responsabilités sociales qui, en principe, devraient être les leurs. Conservateurs, ils sont viscéralement nationalistes et se retrouvent sur ce plan de plain pied avec les chefs militaires qui partagent les mêmes idées. Cette posture nationaliste explique par ailleurs le fait que jamais ils ne se sont préoccupés d’évangélisation à l’étranger: le contrôle de leur pré carré suffit à leur ambition. Une ambition qui vise à glorifier — à travers leurs immodestes personnes — un Dieu pour qui aucune cérémonie, aucun monument ne saurait être assez éclatant, aussi somptueusement somptuaire.
Plutôt que d’aller aux pauvres, l’argent va aux entrepreneurs. En Roumanie ou en Ukraine, où je me suis récemment promené, partout au fil de ces dernières années, bourgs et bourgades ont vu surgir des églises plus rutilantes les unes que les autres. À Bucarest, le patriarche (un homme qui a pourtant longuement séjourné à Strasbourg puis à Genève) s’est mis en tête de rivaliser avec Ceauşescu en construisant la plus grande cathédrale du monde devisée à un demi-milliard d’euros. Il faut croire qu’il n’a pas vu le chef-d’œuvre d’Houphouët-Boigny à Yamoussoukro!
Ce dévoiement du sentiment religieux vers la seule exaltation matérielle du passage du Fils de Dieu ici bas explique, a posteriori, l’habileté avec laquelle Staline a renforcé son pouvoir en instaurant un culte de la personnalité, lequel donnait un exutoire patriotique à la crédulité populaire. Ou, pour parler en termes marxistes, pour superposer une superstructure à une autre. Aujourd’hui, la preuve est faite qu’on ne supplante pas aussi légèrement des traditions multiséculaires. Surtout si on offre du vent en échange.