LATITUDES

Genève, un grand vide en soi

Un monde en soi… Genève se gargarise de sa propre importance avec ce nouveau slogan touristique, sans rapport avec la fade réalité et sa déprimante cohorte de ratés spectaculaires. Exemples.

Hannibal Kadhafi fume-t-il? La Tribune de Genève possède peut-être un cliché volé, aimablement fourni par une taupe à gorge profonde, portant les épaulettes de la police, et prouvant que oui. Dans ce cas, que la Julie n’hésite pas: qu’elle publie.

Voilà qui ferait bougrement avancer la noble cause de l’information, et tant pis si cela prolonge d’autant l’interminable crise suisso-libyenne. Laquelle n’était quand même au départ, rappelons-le, qu’une crisette libo-genevoise. Comme la plupart, tiens, des clash diplomatiques de ces dernières années. Genève la cosmopolite indemnisant le mafieux Mikhailov, Genève l’internationale coffrant Borodine, le mentor de Poutine.

Hannibal clope au bec, ceci en effet expliquerait cela. Depuis que l’on sait, grâce à une étude américaine, que plus on est con, plus on fume. Qu’en pense, à propos, le ténor nicotiné du barreau genevois, maître Bonnant, dont on peut croire ce que l’on veut, sauf qu’il soit flapi du bulbe?

Voilà en tout cas de quoi alimenter des débats déjà brûlants sur l’initiative populaire lancée le 23 février et réclamant le retour de la clope au bistrot. Comme le démontre ce désormais sanctuaire de toute démocratie, le forum des lecteurs du Matin, avec sur le sujet déjà 129 messages. De non fumeur à fumeur: «Je ne vois pas pourquoi on devrait tout d’un coup revenir en arrière parce qu’une toute petite minorité de fumeurs nous fait un caca nerveux.» De fumeur à non fumeur: «Les anti-clopes frustrés préfèrent plomber les cafetiers et l’économie suisse en interdisant pour interdire… En Suisse, on aime faire chier les gens alors voila.» Et même voici: l’écrasante supériorité quantitative des non fumeurs (plus de 70%) rend évidemment illusoire tout retour démocratique de la cibiche entre les murs de nos chers troquets.

Même s’il y a eu, et c’est là qu’on voulait en venir, un extraordinaire, un admirable précédent. Genevois bien sûr. Le retour, même éphémère, de la clope au bistrot, ça ne pouvait arriver qu’à Genève. Et pour des raisons ridicules, une cagade administrative et une légèreté politique comme on n’en verra jamais en Appenzell Rhodes Intérieur ni chez les pêcheurs rupestres du hameau de Lausanne. Dont on se demande, à propos, comment il peut avoir le culot d’occuper un trop long bout des rives du lac de Genève.

Avec tous ces ratages, ajoutés au constat déprimant que la fondue reste désespérément fribourgeoise, les vins forcément valaisans, Chessex et le papet insupportablement vaudois, que restait–il à Genève pour se pousser du col? Les épineux cardons?

On comprend dès lors pourquoi la cité de Calvin — pas vendeur pour un sou, ça — a décidé de frapper fort avec son nouveau slogan touristique: Genève, un monde en soi. Censé dire le cosmopolitisme et le caractère international de la ville. Sauf que cosmopolites et internationales, la plupart des villes européennes, même de moyenne importance, le sont de plus en plus.

Voilà qui risque de faire apparaître la formule genevoise pour encore plus arrogante et grotesque qu’elle n’est. Les professionnels de la communication parlent même déjà d’un sommet d’autosuffisance. Il ne faudra pas pousser beaucoup les autres Romands et les ploucs non genevois de tout acabit pour qu’ils se gaussent en large et en long de tant de gonflette.

Rien pourtant n’est plus vain, bien sûr, ni plus sot, que haïr les Genevois ou les Parisiens ou les Khakasses ou les Hittites. Rien de plus vain que vitupérer contre l’arrogance d’une abstraction, la gueule élastique d’un terme générique, la fatuité d’un concept.

Mais se gargariser de posséder toutes les qualités du monde, comme on semble vouloir le faire au pied du jet, c’est avouer largement n’en posséder aucune à soi. Ni même en soi.