Les élections allemandes nous avaient débarrassé de Peer Steinbruck. Son successeur au ministère des finances, le démocrate-chrétien Wolfgang Schäuble, était vu comme une légende vivante mais accommodante. Caramba, encore raté!
Christophe Darbellay lui-même n’en est pas revenu. S’est dit très étonné et a affirmé ne pas comprendre. Ne pas comprendre comment Wolfgang Schäuble, l’une de ses idoles, l’un de ses vrais modèles politiques, oui, comment le nouveau ministre allemand des finances pouvait nous faire des misères, à nous ses bons amis suisses?
Impensable de la part d’un tel génie politique, tellement allemand, tellement démocrate-chrétien, tellement voisin — puisque né à Freiburg-am-Brisgau en 1942. Comment admettre qu’un tel homme, qui fut d’abord l’éminence grise du grand, du gros Kohl, se comporte soudain comme un vulgaire Steinbrück? Fasse même pire que Peer, qui avait au moins, lui, l’excuse d’être un sale type de gauche.
Schaüble, à la manière de Steinbruck avec le Liechtentsein, se montre désormais prêt à jouer les receleurs, autrement dit les gangsters, les bandits, les petites gouapes. À payer 2 millions et demi d’euros pour une liste volée de quelques citoyens indélicats ayant choisi de cocufier le fisc allemand dans les accueillantes cavités des coffres suisses.
L’homme il est vrai a subi quelque pressions, comme celles des députés sociaux-démocrates l’accusant à l’avance de vouloir «protéger des délinquants». Et puis avec l’entrée dans la danse d’Angela Merkel en personne, sommant qu’on saute sur l’occasion, le bon Wolfgang, notre ami, notre voisin, avait-il encore le choix? Lui qui avait commencé justement par laisser entendre que l’Allemagne ne jouerait peut-être pas ce vilain jeu là?
N’empêche: cette fois, c’est du lourd. On est loin des jappements du roquet Woerth, pathétique ministre français du budget. Schäuble lui est une légende vivante, au Bundestag depuis 1972. Dans l’ombre d’un Kohl tout de même hésitant, c’est lui qui avait poussé victorieusement à la réunification allemande, négocié avec les derniers dirigeants est-allemands, puis imposé le déménagement du gouvernement de Bonn à Berlin. Le vrai père de la réunification, ce serait donc lui plutôt que Kohl.
Comme si cela ne suffisait pas, un déséquilibré en 1990 lui tire dessus. Trois coups de revolver Smith & Wesson, calibre 38. Sa colonne vertébrale est touchée. Le voilà paraplégique. Quelques semaines de convalescence et Schäuble déjà réintègre son ministère en chaise roulante.
Normalement, il aurait du succéder à Kohl, mais Kohl a voulu se présenter une fois de trop et s’est fait mettre en pièces par Schröder. Puis, à la tête de la CDU, Schäuble est pris dans la nasse de l’affaire des caisses noires qui éclabousse le parti — des pots de vins servant à financer la CDU, versés notamment par un marchand d’armes. On croit Schäuble fini, surtout que Merkel en profite pour s’emparer du leadership à droite et conquérir la chancellerie.
Mais c’est pourtant la fée Angela elle-même qui permettra à Schäuble d’effectuer une énième résurrection. En le nommant d’abord ministre de l’intérieur dès 2006, où il se distingue par un abondant catalogue de propositions sécuritaires croquignolettes. Comme le fameux projet de «trojan fédéral» ou perquisition clandestine en ligne. Autrement dit, la surveillance de suspects par l’introduction d’un virus dans leur ordinateur.
Depuis trois mois et la nouvelle coalition avec les libéraux du FDP, le voilà ministre des finances et déjà surnommé par la presse allemande «Sparminator» — quelque chose comme «Superéconomiseur». Pour l’heure, il résiste encore aux baisses d’impôts promises par le FDP. A nouveau, on parle de lui pour la chancellerie, on le présente comme un rival potentiel pour Merkel. Lui promet d’être loyal avec la chancelière comme il l’a été avec Kohl.
C’est l’ennui avec les protestants pratiquants comme Schäuble: ils ont des principes. Le ministre confesse par exemple cet impérieux, cet incongru besoin pour un politicien: «Pouvoir me regarder dans la glace». Avec l’affaire des évadés fiscaux, voilà pour lui un intéressant débat intérieur et théologique: savoir quel est le plus gros péché, laisser filer des fraudeurs ou acquérir le produit d’un vol?
Ce que Schäuble en tout cas a oublié de préciser, c’est si la somme payée au sycophante inconnu, ces 2,5 millions de deniers de Judas, sera ou pas nette d’impôt.
