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Le cinéma, conscience refoulée de la Roumanie

large020210.jpgLe film les «Contes de l’âge d’or» est à Lausanne et Genève depuis quelques jours. Si vous aimez le bon cinéma qu’en France on appelle «d’art et d’essai», ne le ratez pas, il ne va faire de vieux os sur nos écrans. C’est dommage, car le cinéma roumain est en pleine forme. Ainsi vont les modes: il y a eu autrefois le néoréalisme italien, la Nouvelle Vague française, le cinéma anglais, tchèque, suisse… Aujourd’hui, c’est le tour des Roumains.

Une poignée de réalisateurs est en train de faire ce que personne n’ose: rappeler le passé d’avant la «révolution» de 1989 et critiquer la société d’aujourd’hui, dite de transition. Les «Contes de l’âge d’or» de Cristian Mungiu nous plongent de manière cocasse et drôle dans la vie quotidienne des gens à l’époque de Ceauşescu (une bonne vingtaine d’interminables années tout de même) quand l’ubuesque dictateur avait décidé d’industrialiser le pays tout en payant sa dette extérieure.

Pour trouver l’argent nécessaire, il pressurait à mort la population. En rationnant au maximum la nourriture, en piquant aux paysans l’intégralité de leur production y compris les œufs du poulailler (dont la Suisse était grande acquéreuse). En offrant de manière uniforme dans tous les magasins de tout le pays deux ou trois variétés de boites de conserves vietnamiennes.

Le film de Mungiu est un film à sketches qui, par petites touches, décrit avec une précision redoutable les travers de la dictature. Ainsi, quand le parti décide de lancer une campagne générale d’alphabétisation, on voit un activiste en complet cravate, serviette de bureaucrate à la main, arriver dans un bled de province paumé, tenter d’apprendre à lire et à écrire à des paysans qui ont vraiment d’autres soucis. La tâche est évidemment insurmontable et quand, déconfit, il reprend le chemin de la ville, c’est assis sur un char tiré par une haridelle qu’il traverse le village sous les regards goguenards de ses «élèves» qui, pas rancuniers, le couvrent de poulets ou de bouteilles de gnôle.

Le film comporte six sketches du même tabac, dont un des plus emblématiques est celui qui montre un jeune citadin débrouillard qui, pour arrondir sa fin de semaine, fait le tour des HLM en se prétendant représentant d’un organisme de contrôle de l’air: il demande aux gens de mettre en bouteille l’air de leur appartement et se tire avec les bouteilles pleines d’air pour aller les consigner au bureau ad hoc. Et toucher quelques sous.

On commence à le savoir, la Roumanie d’aujourd’hui n’aime pas qu’on lui rappelle son passé. Il y a deux ans, Cristian Mungiu en a fait la dure expérience avec son superbe film «4 mois, 3 semaines, 2 jours» (Palme d’Or 2007 à Cannes) que les spectateurs de Bucarest, pourtant très chauvins dès que leur pays est célébré à l’étranger, ont boudé ostensiblement.

Mais parler de l’actualité ne séduit pas plus. Après avoir fait les Beaux-Arts, Cristi Puiu a étudié le cinéma à Genève. De retour à Bucarest, il donne en 2005 «La mort de Dante Lazarescu», un film qui a connu un très grand succès dans divers festivals (Cannes, Berlin, Reykjavik…) et dans les salles américaines. C’est l’histoire d’un retraité qui, un soir, fait une attaque, appelle au secours et est trimballé pendant des heures en ambulance d’hôpital en hôpital dans un Bucarest plus glauque que jamais. Il meurt à l’entrée de la salle d’opération…

Cette réalité-là fait peur: chacun est conscient qu’au cours de ces dernières années les services de santé publique (une vingtaine de ministres en vingt ans) se sont effondrés. Comme l’éducation. Comme la justice, dont on dit que 40% des juges sont d’anciens de la Securitate. La justice justement est le sujet d’un autre très beau film (notamment pour l’image) qui devrait arriver sous peu en Suisse. «Policier, adjectif» de Corneliu Porumboiu est une fable voltairienne tout en finesse qui raconte les mésaventures d’un policier que ses chefs chargent de traquer un lycéen. Le malheureux fume des pétards dans la cour de son collège en compagnie d’une fille et d’un autre garçon qui l’a dénoncé pour avoir seul la fille.

Le flic fait tout pour ne pas l’arrêter: le jeune risque sept ans de prison. Il explique à son commandant que c’est injuste, que la loi va changer comme en Occident, qu’on ne peut pas briser ainsi la vie d’une personne, que sa conscience lui interdit une telle bassesse. Doctement, dans une scène à la Godard, le commandant lui fait une leçon de morale policière en recourant aux définitions du dictionnaire: «conscience», «morale», «policier». Pour finir un collègue se charge de la sale besogne. La distanciation et l’ironie sont percutantes: alors que le pays croule sous la corruption, que d’efforts pour une affaire dérisoire.

Ce film a été unanimement célébré par tous les critiques de Bucarest. Son succès en Occident est garanti, surtout dans les festivals. Je l’ai vu en salle il y a quelques jours. Nous étions une quinzaine de spectateurs. Pendant ce temps, «Avatar»…

Ce refus roumain d’affronter tant le passé que le présent, témoigne du malaise dans lequel se débat une société doublement traumatisée par la dictature (et en premier par la perte de valeurs morales qu’elle a induit) et par le choc, les commotions à répétition, que lui infligent les violences de l’irruption d’un capitalisme sauvage que personne ne maîtrise. Même pas ceux qui en profitent pour édifier des fortunes colossales. Les gens se réfugient un peu dans le rêve, beaucoup dans le divertissement. Qui leur en voudrait?