Les jeunes sont de moins en moins nombreux à vouloir reprendre le business familial. Avec des milliers de patrons de PME sur le point de partir à la retraite, cette situation pourrait avoir des conséquences importantes sur l’économie suisse.
«Je ne veux pas reprendre l’entreprise de mon père…»: une phrase de plus en plus courante dans la bouche des héritiers. Plusieurs études récentes de l’Université de Saint-Gall et du Credit Suisse montrent qu’en ce qui concerne les successions, la tendance de fond se dirige depuis une dizaine d’années vers la transmission des PME à des tiers plutôt qu’à un membre de la famille. Alors que plus de 60% des entreprises étaient encore remises aux enfants du patron dans les années 1990, elles n’étaient plus que 40% dans ce cas l’an dernier.
Les raisons de ce manque d’intérêt? Choisir la voie de diriger une entreprise ne représente pas forcément celle de la facilité. «Dans certains cas, des jeunes ont été dégoûtés de voir leurs parents se sacrifier au travail et se disent « Je ne voudrais jamais ça pour moi! »», relève Antoine Praz, codirecteur de Horizon Finance, une société de conseil en succession.
Mais la principale explication de cette tendance réside dans un changement de société: «Autrefois, le sens du devoir primait et il était inconcevable que les fils ne reprennent pas le business paternel, poursuit Antoine Praz. Aujourd’hui, les jeunes générations écoutent davantage leurs aspirations et se dirigent dans les formations de leur choix. Elles n’acquièrent donc pas toujours les compétences nécessaires pour diriger une entreprise. Puis, il y a des considérations d’ordre psychologique: les chefs d’entreprise ont souvent un caractère de leader et il peut être difficile pour un fils ou une fille de se développer professionnellement dans un tel contexte.»
Du côté des patrons, le fait que leurs enfants refusent de reprendre le flambeau peut parfois être mal vécut. «La question de la succession reste très émotionnelle, explique encore Antoine Praz. L’entrepreneur a souvent sué corps et âme pour monter son affaire, qui devient une part importante de son existence et de son statut social. Laisser sa place l’oblige à envisager en quelque sorte sa propre mort. S’il passe le témoin à ses propres enfants, cela peut lui donner un sentiment de pérennité.» Contraint à vendre ou à liquider une entreprise dont la création remonte parfois à plusieurs générations, l’entrepreneur éprouve forcément de la nostalgie, des regrets et des difficultés à tourner la page.
Outre l’aspect psychologique, ces nouveaux types de comportements familiaux auront des conséquences importantes sur l’économie suisse, sachant que plus de 77’000 PME devront régler le problème de leur succession ces cinq prochaines années et que cela représente près d’un million d’emplois. «Ce phénomène est dû au vieillissement de la population, explique Giovanni Giunta, secrétaire général de l’association «Relève PME», qui assiste les entreprises dans la démarche. Sur ces dizaines de milliers d’entreprises, seules 60% seront transmises, les autres seront vendues ou liquidées. Une perte sèche pour l’économie en termes de productivité, d’emplois et de savoir-faire! Il est donc essentiel d’inciter les entrepreneurs à remettre leurs activités à des tiers.»
Lorsqu’une telle option est envisagée, Ueli Schürch, ancien CEO de Systems Assembling à Boudry (NE) et président de Relève PME, insiste sur la nécessité de s’y prendre plusieurs années à l’avance: «La difficulté majeure du processus de transmission consiste à trouver le successeur adéquat. La crainte de transmettre le fruit de son labeur à quelqu’un qui n’en prendrait pas soin est toujours présente. En plus des compétences, c’est pour beaucoup une question de feeling et de partage d’une vision commune. Dans mon cas, j’ai dû rencontrer une dizaine de candidats sur 4 ans, mais lorsque je suis tombé sur le bon, je l’ai su après cinq minutes.»
Pour l’entrepreneur, lâcher prise n’a toutefois pas été évident: «Il faut le faire petit à petit. Cela prend du temps de se mettre dans l’état d’esprit d’arrêter. Beaucoup d’entrepreneurs s’y prennent trop tard et attendent d’avoir des problèmes de santé pour trouver des solutions. Cela peut mener à la catastrophe.» Si, après deux ans, la remise de son entreprise à un tiers s’est révélé une réussite, Ueli Schürch est loin d’être seul dans ce cas: «Les transmissions d’entreprise réussissent dans 95% des cas après cinq ans, explique Giovanni Giunta. Lorsqu’on sait que 50% des nouvelles entreprises échouent dans les mêmes délais, il devient intéressant pour un jeune désirant se mettre à son compte de jeter également un coup d’œil sur le marché des successions.»
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PORTRAITS
«J’ai un état d’esprit trop indépendant pour travailler avec mon père»
Marcel Séverin, fondateur de Sun Store, et son fils Cyril Séverin
Deux noms, Marcel et Cyril Séverin ainsi qu’un symbole, une trompette, figurent sur les étiquettes des bouteilles du Domaine de Daley, dans le Lavaux. Ils résument l’histoire familiale des Séverin. Le grand-père, Julien Séverin, un fameux joueur de trompette, vint de son Valais natal pour travailler comme ouvrier sur le domaine en 1933. Les vignes appartenaient alors à des chanoines Fribourgeois. Cinq ans plus tard, le domaine est racheté par une famille de Lutry, les Bujard, et Julien Séverin continue d’y travailler jusqu’en 1958. Son fils, Marcel Séverin, fondateur et président de Sun Store, y passe ses première années avant de déménager à Lausanne et de conquérir le marché des pharmacies suisses avec le succès que l’on connait: Sun Store, qui vient d’être vendu à Galenica, possède plus de 100 magasins dans toute la Suisse et son chiffre d’affaires dépasse les 500 millions de francs. Lorsque l’opportunité se présente en 2003, Marcel Séverin rachète le domaine du Daley et son fils Cyril en devient l’exploitant à 34 ans. Ses vins gagnent plusieurs prix et fournissent les meilleurs restaurants de la région. Une belle revanche de l’histoire pour le petit-fils de l’ouvrier viticole valaisan.
«J’ai travaillé chez Sun Store avec mon père durant plusieurs années, mais je ne me suis jamais imaginé reprendre l’entreprise, raconte Cyril Séverin. Je ne suis pas un commercial et je ne supporte pas d’être enfermé dans un bureau. Et puis, j’ai un état d’esprit bien trop indépendant pour pouvoir travailler directement avec mon père! Mais j’avoue sans honte que c’est grâce à Sun Store que j’ai pu reprendre le domaine du Daley et me consacrer à ma passion, la gastronomie.»
Marcel Séverin se montre compréhensif envers son fils: «Ses vins sont excellents et ont raflé plusieurs concours! Nous en avons beaucoup parlé et je comprends qu’il ne veuille pas reprendre Sun Store. C’est une charge très lourde. En Suisse, un dirigeant passe 80% de son temps à se battre contre des règlements étouffants et les syndicats, c’est devenu insupportable. Et le monde de la pharmacie peut se comparer à une jungle, dans laquelle il faut lutter pour rester à la première place, sans quoi on se fait avaler par les autres. Il faut être extrêmement vigilant et motivé. On n’est pas tous faits pour ça. De mon côté, Sun Store représente toute ma vie, c’est différent.»
Lorsqu’il a pris la décision de vendre son entreprise à Galenica en avril dernier, Marcel Séverin a tenu à en garder la présidence. «C’est toujours difficile de vendre. Je souhaitais garder le contrôle sur la stratégie, et que l’identité de Sun Store, tout comme les emplois, soient maintenus. Mais les émotions ne doivent pas primer sur l’intérêt de l’entreprise.»
Si Marcel Séverin a dû vendre Sun Store, le hasard du destin fait finalement bien les choses. C’est parce qu’aucun des enfants de Paul Bujard ne voulait reprendre le domaine de Daley qu’il a finalement pu l’acquérir pour que son fils en devienne l’exploitant. Ce qui le fait sourire d’un air malicieux: «C’est un hasard que nous avons tout de même dû un peu provoquer…»
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«Ce n’est pas facile d’être la fille du patron»
Richard Racine, directeur général de HPR et sa fille Anne-Christine Mota
Sourires tendres et regards complices, une belle connivence unit Anne-Christine Mota à son père, directeur général et fondateur de HPR. Ce dernier a créé son entreprise en 1988 avec l’idée pionnière de réunir sous un même toit des compétences de courtage et d’actuariat. Associé à l’actuaire Raymond Schmutz, une pointure dans le domaine, il emploie 100 personnes entre Genève et Vevey.
Une voie toute tracée pour Anne-Christine? Si la jeune femme de 26 ans travaille depuis plusieurs années chez HPR à côté de ses études, elle se destine à une carrière toute différente: le journalisme. «Pendant mes études de lettres, j’ai beaucoup hésité, confie-t-elle. Je ne savais pas trop quoi faire et je m’entendais si bien avec mon père…Mais j’aime beaucoup l’écriture et lorsque j’ai été admise dans le master en journalisme, je me suis lancée dans cette voie.»
Pour son père, ce choix n’est pas facile à digérer: «Bien sûr que je regrette sa décision, reconnaît-il. Anne-Christine est intelligente et travaille tellement bien! Mais je suis aussi content qu’elle ait trouvé sa voie dans un métier passionnant. J’aurais peut-être également choisi une telle branche si j’avais eu l’occasion plus jeune…»
Les regrets sont moindres du côté d’Anne-Christine. «Je trouve le travail dans les assurances trop administratif. Et ce n’est pas vraiment facile d’être la fille du patron. Les collègues nous considèrent d’une autre manière. Ils pensent souvent qu’on bénéficie de privilèges et cela me met mal à l’aise.» Malgré tout, Anne-Christine tient à se laisser une porte ouverte dans l’entreprise paternelle. «HPR fait partie de ma vie et de mon identité. J’en ai entendu parler depuis toute petite et je suis fière du travail accompli par mon père. Suivant le cours que prend ma vie professionnelle, je n’exclus pas d’y revenir un jour. Dans tous les cas, je tiens à être présente lors des conseils d’administration, histoire de perpétuer la présence et l’état d’esprit de la famille.»
En attendant, Richard Racine et Raymond Schmutz, dont aucun des quatre enfants ne désire reprendre les rennes de HPR, ont empoigné sérieusement le problème de leur succession. «J’ai 51 ans et mon associé 63. Notre âge nous force à trouver une solution. Nous tenons trop à la pérennité de notre entreprise et des emplois qu’elle représente pour pouvoir la vendre. La remise à un tiers apparaît donc actuellement comme la solution.»
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«Les compétences managériales ne s’héritent pas»
Ueli Schürch, ancien CEO de Systems Assembling et président de Relève PME, et sa fille Andrea Van Tilborgh
Chez Systems Assembling à Boudry (NE), l’entreprise qu’il a créée en 1997, Ueli Schürch ne se sent plus vraiment chez lui. Il a officiellement transmis sa PME spécialisée dans la confection de câbles, d’appareils et de schémas électriques à Markus Niederhauser le15 mars 2007. «Un moment très émouvant, confie l’ancien CEO. Nous avons organisé une cérémonie devant une centaine d’employés. Et la date est très symbolique, car c’est à la fois l’anniversaire de mon successeur et de mon petit-fils…»
L’entreprise Systems Assembling reviendra-t-elle donc à la famille Schürch dans une génération? Pour l’instant, il n’en est pas vraiment question. Andrea Van Tilborgh, 35 ans et fille unique d’Ueli Schürch, est ingénieure en agro-alimentaire et a travaillé plusieurs années dans ce domaine avant de se consacrer momentanément à ses deux jeunes enfants. «Bien sûr qu’avec mon mari, nous nous sommes posé la question de la reprise de l’entreprise de mon père. Mais je n’ai pas de formation d’ingénieur électrique et je n’ai ni la compétence, ni le goût pour le management. Ces choses-là ne s’héritent pas. Lorsque je travaillais chez Systems Assembling durant mes études, j’appréciais le travail technique en atelier. Mais de là à diriger l’entreprise…Plus de 100 employés, cela implique une sacrée responsabilité! Mon père a développé cette entreprise et s’est battu pour elle. Elle représente toute sa vie. Il a placé la barre très haut, je ne me voyais pas forcément capable d’accomplir la même chose.»
Pas l’ombre d’un regret ne semble effleurer Andrea Van Tilborgh: «Je ne me suis jamais identifiée à l’entreprise paternelle, glisse-t-elle. Avec ma mère, nous n’étions pas du genre à préparer des gâteaux pour la fête de fin d’année. J’ai plutôt été marquée par les absences de mon père et ses préoccupations très lourdes. Je souhaitais pouvoir consacrer plus de temps à ma famille.»
De son côté, Ueli Schürch s’estime serein: «Je suis fier que ma fille ait trouvé sa voie. Le fait qu’elle n’ait pas décidé de suivre mes traces m’a permis de mieux prendre mes distances avec mon entreprise et de la transmettre dans de bonnes conditions. Je profite maintenant de ma retraite et de mes petits-enfants, tout en sachant que Systems Assembling continue à vivre et que les emplois sont maintenus. Cela était évidemment extrêmement important pour moi.»
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Une version de cet article est parue dans Bilan.
