LATITUDES

Plongée dans un laboratoire de biosécurité P4

Pour manipuler les virus les plus dangereux au monde, des chercheurs en scaphandre utilisent des infrastructures futuristes de haute sécurité. Visite à Lyon du plus grand laboratoire européen de niveau P4.

Chaque soir de match, lorsque les supporters de l’Olympique Lyonnais se rendent au stade Gerland, ils passent à quelques rues de redoutables tueurs en série. Leurs noms? Ebola, Marburg, Nipah, Lassa, Crimée-Congo. Ces virus parmi les plus vicieux au monde sont tous estampillés P4, pour «pathogènes de classe 4». Hautement mortels, ils n’ont pas de vaccin ni de traitement efficace et sont très contagieux, y compris par voie aérienne. Certains provoquent des fièvres hémorragiques, d’autres des encéphalites gravissimes.

Cette bibliothèque de l’horreur se trouve au laboratoire lyonnais Jean Mérieux. La structure de recherche est née en 2000 à l’initiative de la Fondation Mérieux et de l’Institut Pasteur, qui ont investi ensemble quelque 10 millions d’euros. Depuis, elle est passée aux mains de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, l’Inserm. Vingt salariés travaillent à l’entretien et à la gestion de ce laboratoire autorisé à manipuler des agents pathogènes P4.

Vu de l’extérieur, le bâtiment se réduit à un rectangle de verre posé sur des pilotis de béton. «Avec la présence du Rhône et de la Saône, il était impossible d’enterrer le laboratoire, explique Hervé Raoul, directeur du laboratoire. La surélévation le préserve des éventuelles inondations.» Pour pénétrer dans cette forteresse, les visiteurs doivent montrer patte blanche et posséder de multiples autorisations. Malgré ces formalités, ils ne pourront observer le laboratoire qu’à travers ses vitres blindées — seuls les chercheurs autorisés peuvent y entrer.

Avec une superficie de 200 mètres carrés, ce P4 est le plus grand d’Europe. L’espace est divisé en plusieurs zones de travail séparées par des portes étanches. Au fond se trouve la zone dédiée aux opérations les plus délicates, qui utilisent des animaux tels que des souris et des singes. Ce laboratoire possède une grande animalerie et il reste le seul, en Europe, à détenir l’autorisation de manipuler d’autres espèces que des rongeurs — une spécificité que le directeur préfère ne pas trop mettre en avant…

Avec son intérieur maintenu en dépression, ce laboratoire ressemble à un véritable coffre-fort. «En cas de fuite, explique Christophe Leculier, responsable biosécurité et maintenance, aucun agent pathogène ne peut en sortir.» L’air est également renouvelé en permanence et nettoyé au moyen de filtres puissants.
Autour des fioles transparentes s’activent des hommes et des femmes en combinaison blanche et pressurisées. Avant d’entrer dans le laboratoire, ils se déshabillent et enfilent des sous-vêtements jetables. Puis ils mettent leur combinaison et passent dans un sas de décontamination au formol.

Une fois ces opérations effectuées en une petite demi-heure, ils peuvent enfin aller travailler. A plusieurs conditions: porter un casque audio pour pouvoir communiquer et alerter la sécurité en cas d’urgence, ne jamais entrer seul dans le laboratoire et ne pas y rester plus d’une demi-journée — car au-delà, la concentration se relâche. Les femmes enceintes ne peuvent d’ailleurs pas pénétrer dans la zone P4. Dans les pièces aseptisées, les chercheurs branchent leur combinaison aux «narguilés», des câbles jaunes leur permettant de respirer de l’air pur.

Tous portent un scaphandre transparent. Tels des astronautes, ils évoluent dans une ambiance lunaire et avec une extrême lenteur. Prendre un tube contenant du virus, en prélever quelques millilitres avec une pipette, déposer le liquide sur un support pour le mettre en culture… Dans le P4, ces gestes pourtant anodins requièrent des heures à cause de la combinaison. Même se retourner prend de longues secondes, pour ne pas s’empêtrer dans un fil ou un pied de table. Les scientifiques portent quatre couches de gants chirurgicaux pour se protéger des coupures. «C’est comme faire de la chirurgie avec des gants de boxe», dit Hervé Raoul.

Un geste de travers et ils peuvent être contaminés. Cette menace, pèse-t-elle au quotidien sur les employés? «Si on panique, on ne peut pas rentrer, raconte Stéphanie Mundweiler, une immunovirologue salariée du P4. De toute façon, nous avons suivi une formation préalable de trois semaines. Et médicalement, nous sommes très suivis.» La scientifique de 33 ans accède trois fois par semaine au laboratoire. «J’apprécie ces conditions spécifiques, et le stress n’est pas un problème pour moi.» Pour beaucoup de chercheurs, travailler en P4 constitue donc un motif de fierté. «C’est un must, précise son collègue Stéphane Mely, 26 ans. Un laboratoire comme celui-là représente un summum dans la formation. Mon entourage? Mon travail les fascine!»

L’institution ne développe pas ses propres projets de recherche, mais loue ses locaux à des institutions privées (tarif: environ 1000 euros la demi-journée) ou publiques (630 euros), étrangères ou françaises. Ces rentrées d’argent l’aident à financer des frais d’entretien de plus d’un million et demi d’euros par an. Actuellement, une vingtaine de projets sont menés conjointement et suivent un calendrier de travail très précis. Beaucoup d’entre eux concernent l’élaboration de kits scientifiques pour le diagnostic de virus. Une équipe travaille par exemple sur une cartographie des encéphalites, un mandat du gouvernement du Népal qui veut pouvoir détecter les souches les plus graves.

Le film «Alerte», qui présente un Dustin Hoffman aux prises avec un virus mortel et très contagieux, a contribué à rendre mythique une profession méconnue du grand public. Stéphane Mely nuance cette image: «Dans le laboratoire, personne ne joue avec l’adrénaline. On ne peut pas se permettre d’être téméraire.» La réalité à Lyon n’a donc rien à voir avec celle d’Hollywood.«Le risque zéro n’existe pas, souligne le directeur Hervé Raoul, et il y a d’ailleurs eu un petit incident à Hambourg cette année. Nous avons donc envisagé tous les scénarios — y compris celui où un petit avion venait à s’abattre sur le centre… Mais honnêtement, le risque que le laboratoire se fende en deux et qu’un nuage d’Ebola se forme reste quasi nul.»

«Paradoxalement, ces virus sont très fragiles, ajoute Christophe Leculier. Ils ne supportent ni la chaleur, ni les UV, ni la lumière. Si un incendie se déclenche, il tuera probablement toutes les souches.» Un seul accident dramatique est connu dans l’histoire: en 1979, une fuite d’anthrax au laboratoire de Serdlovsk en Russie a provoqué la mort d’au moins 60 personnes.

Si le quotidien du P4 reste loin de ces scénarios catastrophe, le laboratoire se prépare activement à l’éventualité d’une mutation de la grippe. «Aujourd’hui, la H5N1 et la H1N1 restent seulement classées au niveau P3, précise Hervé Raoul. Mais si, demain, on a un problème majeur d’influenza, on pourra y faire face, à la fois en termes de diagnostic et de recherche de vaccin.» La structure Jean Mérieux chapeaute également un projet visant à multiplier les laboratoires comme le sien, car «en cas de pandémie majeure, les six laboratoires européens seraient insuffisants», selon le directeur.

Faut-il vraiment se préparer au pire? «Nous constatons une réémergence d’agents pathogènes problématiques, répond Hervé Raoul. Le SRAS, la grippe aviaire, le Nipah, mais aussi des bactéries comme la tuberculose… C’est d’abord pour faire front à ces menaces naturelles qu’il faut développer des laboratoires P4.»
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Un P4 helvétique, version militaire

Le 25 juin 2010 aura lieu la cérémonie d’ouverture du SiLab, le plus grand laboratoire haute sécurité de Suisse. Située à Spiez, à 40 kilomètres de Berne, cette structure au budget pharaonique (près de 30 millions de francs) sera mise en service d’ici au début de 2011. Copiée sur un modèle canadien, elle comprendra quatre petits laboratoires sécurisés: deux P3 et deux P4 d’environ 50 mètres carrés chacun. Les chercheurs pourront y accéder après un enregistrement biométrique suivi d’une douche chimique. Entre quatre et six virologues et bactériologues seront recrutés pour y travailler.

L’idée d’un P4 suisse de grande envergure est née en 1996, mais s’est accélérée en 2001, «après les attaques à l’anthrax aux Etats-Unis», note le porte-parole du laboratoire, Andreas Bucher. Le fondement du projet demeure donc plus militaire qu’humanitaire. «L’objectif est de diagnostiquer des micro-organismes qui peuvent potentiellement servir comme armes biologiques, explique Marc Strasser, virologue à Spiez. La recherche n’est pas notre premier devoir.» Le financement du laboratoire dépend ainsi du Ministère de la défense, et le bâtiment ne sera pas relié à une université, mais à une entité de l’armée.

Ce choix ne ravit pas toute la communauté scientifique. Laurent Kaiser, responsable du laboratoire central de virologie des Hôpitaux universitaires de Genève, dirige une petite unité classifiée P4. «Pour survivre dans le monde de la recherche, il vaut mieux avoir une infrastructure autour du laboratoire, dit-il. A Spiez, il y a certes un joli lac et une caserne, mais pas d’université… Genève est un centre de référence suisse pour la grippe, mais nous ne bénéficions que d’un tout petit budget, alors que Spiez touche des millions…» «Nous ne sommes pas en concurrence avec Genève, répond Andreas Bucher. Nous avons beaucoup de contacts avec eux.» Le laboratoire de Spiez aura aussi pour mandat de permettre aux chercheurs internationaux de se former à l’utilisation d’un P4. En cela, le futur établissement se pose en rival direct de son grand frère lyonnais.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.