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Patrick Aebischer: dix ans à la barre de l’EPFL

large120110.jpgDans son bureau, une petite table basse est couverte par une vue aérienne de l’EPFL. On y distingue le futur Rolex Learning Center qui marquera l’entrée du campus. Mais l’image est déjà dépassée: dehors, sous la fenêtre, les ouvriers du chantier apportent les touches finales au nouveau bâtiment. Les dix ans de présidence de Patrick Aebischer ont été marqués par le développement constant de l’école, tant par sa taille qu’en matière d’ambitions académiques.

Le nombre d’étudiants ainsi que le corps enseignant ont augmenté de presque 50% (à 7’200 et 4’300 respectivement), avec, dans les deux cas, plus de la moitié en provenance de l’étranger. L’institution a créé de nouveaux départements pour les sciences de la vie et le management de la technologie, tout en ajoutant divers instituts spécialisés. Ce n’est pas un hasard si l’EPFL occupe aujourd’hui une place aussi enviable dans les rankings des meilleures universités du monde.

À la fois médecin et neuroscientifique, diplômé des Universités de Genève et Fribourg, Patrick Aebischer, 54 ans, a passé près de dix ans à Brown University (Providence, Etats-Unis) avant de revenir en Suisse en 1992. Aujourd’hui, quand il n’est pas submergé par ses responsabilités administratives, il poursuit ses recherches sur les techniques de transfert de cellules et de gènes pour le traitement de maladies neurodégénératives. «J’ai des semaines de cent heures, lâche-t-il dans un sourire désarmant. Mais je ne survivrais pas si je ne pouvais pas continuer ma recherche.» Pendant l’interview d’une heure qu’il nous a consacrée, Patrick Aebischer s’est montré détendu et de bonne humeur, ponctuant régulièrement ses phrases de jargon académique américain.


Qu’est-ce qui a le plus changé durant vos dix années à la présidence?

En 1969, quand la Confédération a repris l’Ecole polytechnique de l’Université de Lausanne pour en faire l’EPFL, ce campus était un champ de patates. Depuis lors, chacun des quatre présidents successifs s’est efforcé de le développer en élevant le niveau de l’école et en élargissant son domaine d’investigation. Les plus grands changements de ces dernières années sont sans doute liés à l’ouverture internationale, qui a été facilitée par la réforme de Bologne. Nous avons aussi connu un renouvellement de générations. Si vous regardez la direction actuelle, vous verrez que presque tous ses membres ont passé une dizaine d’années dans les grandes écoles américaines.

Cela vous gêne-t-il d’entendre dire que l’EPFL est une université à l’américaine?

Les écoles américaines sont classées aux meilleurs rangs dans les rankings internationaux, cela signifie quand même quelque chose. Nous essayons de nous inspirer de leur mode de fonctionnement tout en l’adaptant à la culture européenne. Les chercheurs que nous recrutons des Etats-Unis sont d’ailleurs souvent des Européens qui travaillent dans les grandes écoles comme Harvard et le MIT. En fin de compte, nous avons tous envie de rentrer en Europe, surtout au moment où les enfants grandissent. Mais le problème en Europe est lié à son système très hiérarchique. Pour le changer il a fallu créer ce fameux «tenure track» — en français, on appelle cela la titularisation pré-conditionnelle, je crois — pour rendre les jeunes chercheurs plus autonomes. On voit maintenant les résultats en compétition internationale avec les «Junior ERC Grants» (ndlr: bourses pour jeunes chercheurs, financées par l’Union européenne) où l’EPFL est classée en tête des universités européennes. Sur le plan scientifique, la faiblesse des Etats-Unis vient de son approche “short-term”. En Europe, avec un financement plus stable, on peut encourager nos professeurs à entreprendre des recherches plus risquées.

Y a-t-il des particularismes suisses qu’il faut préserver?

La force de la Suisse a été son système académique ouvert. Dans d’autres pays, le système est complètement “in bred”, refermé sur lui-même, et on sait qu’en génétique, ça ne va pas très loin. Dans ce sens, les écoles polytechniques suisses peuvent, du fait de leur autonomie, montrer la voie aux autres institutions en Europe continentale. Le problème vient du fait que la science est internationale, alors que son financement reste principalement national. Il faudrait arriver à une grande plateforme européenne de financement. C’est pour cela que j’aime beaucoup ces ERC qui sont basés sur le seul mérite. Il faut également encourager la mobilité des étudiants pour qu’ils choisissent les meilleures universités européennes au lieu de partir aux Etats-Unis, et il faut que les enseignants-chercheurs puissent aussi bouger. C’est vital pour l’Europe de développer des grandes institutions qui reflètent sa puissance intellectuelle. La contribution des Européens à la science est majeure, mais elle est faite de façon non négligeable par ceux qui travaillent à l’extérieur même de l’Europe.

Y a-t-il d’autres universités en Europe qui sont proches de vous dans cette réflexion?

Oui, en Allemagne il y a ces “élite universities” qui commencent à se développer, par exemple celles de Munich et de Karlsruhe. Il y aussi Copenhague et Helsinki, où on voit émerger de jeunes leaders européens qui ont passé pas mal de temps aux Etats-Unis. Il faut saisir l’opportunité créée par Bologne, qui a complètement changé le concept: le système unifié de diplômes permet des choses qui étaient impossibles auparavant. Cette année, l’EPFL a reçu 2’500 candidats au Master; nous en avons sélectionné 200.

Vous souhaitez donc que les jeunes se déplacent de plus en plus pour leurs études?

A 18 ans, l’étudiant européen n’ira pas à Hambourg parce qu’on y trouve le meilleur département de physique; il ira dans l’université la plus proche de chez lui, ce qui est naturel. Par contre, une fois son Bachelor en poche, les choses changent. L’étudiant est prêt à quitter le domicile parental. Il regardera la carte d’Europe et ira dans les meilleures universités pour faire son Master et son PhD. D’où, là aussi, notre idée de développer un campus: si vous encouragez la mobilité, il faut aussi créer des logements, ce qui n’était pas vraiment le cas dans l’université standard européenne.

Comment jugez-vous le système éducatif suisse?

Les deux écoles polytechniques exercent un certain effet de “pull”, elles tirent le système en avant. Les grandes universités suisses se classent relativement bien. Prenez le classement de «Newsweek»: 5 dans les 50 premiers pour un pays de la taille de la Suisse, c’est remarquable. Sans faire partie de l’Union européenne, la Suisse a été le premier pays à être complètement Bologne-compatible. Elle a aussi une longue tradition de formation doctorale, et elle dispose du Fonds national de la recherche scientifique qui a été l’élément le plus important dans toute l’évolution scientifique suisse. Elle utilise le système de “peer review” depuis plus de 50 ans, alors que l’Italie l’a découvert il y a 3-4 ans. Donc il y a ici une longue tradition d’allocation des moyens en fonction du mérite. Demain, on sera en présence de trois grands marchés de la formation et de la recherche: le marché américain qui est déjà très mûr, le marché asiatique émergent, et puis l’Europe qui doit un peu se réinventer. Dans ce sens, la Suisse peut devenir un laboratoire, et peut-être que dans ce laboratoire l’EPFL l’est encore plus.

Les étudiants suisses à l’EPFL sont-ils suffisamment bien préparés?

Nos professeurs se plaignent qu’ils n’ont pas le niveau en mathématiques. J’ai trouvé des documents de 1970 où nos enseignants se plaignaient exactement de la même chose: il faut donc prendre ces critiques avec un peu de recul. A l’époque, il y avait moins de matière à maîtriser. Aujourd’hui il y a l’informatique, et les langues sont devenues plus importantes. Ce qui me paraît essentiel, c’est d’attirer de très bons étudiants étrangers afin que les nôtres aient une référence. Personnellement, j’aime bien la génération actuelle d’étudiants: je la trouve curieuse, ouverte, engagée, plus que nous l’étions à l’époque. On avait une vision plus restreinte du monde. Par exemple, aujourd’hui, on enseigne beaucoup en anglais parce qu’un nombre non négligeable de nos professeurs ne parlent pas un mot de français. Je ne suis pas sûr qu’il y a trente ans on l’aurait accepté aussi facilement.

Pourquoi construisez-vous tant de nouveaux bâtiments?

L’idée, c’est de créer un vrai campus. Comme la situation du logement est tendue ici et en ville, c’est important de bâtir des logements. Nous construisons également un hôtel, de nouveaux bâtiments pour nos start-up ainsi que les compagnies existantes. Nous planifions également de construire un centre de conférences. Toutes ces nouvelles constructions ont pour but de créer une communauté vivante. Ce campus est merveilleux, mais le soir et le week-end il reste un peu trop calme à mon goût.

Et le Learning Center?

Un bâtiment comme le Rolex Learning Center est important parce que les méthodes d’acquisition de savoir changent. On ne va plus à la bibliothèque pour faire une copie d’un bouquin ou d’un article, mais il faut quand même un lieu où l’étudiant peut se rendre avec son portable et acquérir de nouvelles connaissances. L’ouverture vers la cité me semble également importante: il ne faut pas faire de nos campus des ghettos. Il faut créer des activités attrayantes pour que les gens aient envie de venir s’instruire, et pour ça il faut des bâtiments emblématiques. Nous disposons d’un site unique, mais on avait mis les parkings au plus bel emplacement! Un bâtiment phare qui regarde le lac semblait une évidence. Il faut aussi faire connaître l’EPFL car elle est moins connue que sa qualité ne le mérite. Un bâtiment phare comme le Rolex Learning Center contribuera à donner une image de notre institution dans le monde.

Pour mieux faire connaître l’EPFL, ne faudrait-il pas un nom plus facile à retenir?

C’est un sujet délicat et sensible!


En Suisse alémanique, on l’appelle ETH Lausanne, n’est-ce pas?

En Suisse alémanique, c’est acceptable, comme nous disons du reste EPFZ. Mais dernièrement, un article dans la revue anglaise «Nature» disait qu’un de nos professeurs était “from the polytechnic school of Lausanne, France”. Là, c’est un drame! J’ai émis un certain nombre d’idées pour un nouveau nom, comme Swisstech Lausanne, mais je ne pense pas que ce soit mûr aujourd’hui.

Le «public-private partnership» n’est pas vraiment une conception européenne. Y a-t-il une limite à la participation du secteur privé dans les universités?

Il y a plusieurs types d’investissement privé. L’hôtel, le logement d’étudiants, le quartier de l’innovation bénéficient d’un financement de type partenariat public-privé et ça me paraît tout à fait logique: c’est de l’immobilier qui a une valeur économique. De plus, cela économise des moyens pour la recherche et la formation. Deuxièmement, il y a les financements de type mécénat comme pour le Learning Center. Les contributeurs comme Rolex, Novartis, Nestlé, Credit Suisse, Logitech ou Sicpa auront leurs noms à l’entrée du bâtiment, mais il n’y a pas de contrepartie directe. Un troisième type de financement est constitué par les «endowed chairs», nous en avons maintenant 19. Là aussi c’est très clair, le sponsor, qu’il soit industriel ou un mécène, peut avoir son mot à dire dans le choix du domaine et de la personne qui incarnera cette chaire, mais la liberté académique et la liberté de communication des résultats sont garanties. Enfin, il y a les contrats de recherche qui sont négociés, et qui sont régis par des contrats types sur le transfert de propriété intellectuelle. Notre budget cette année était de 750 millions de francs suisses, dont 550 millions de contribution de base de la Confédération et 200 millions de fonds tiers. Dans les fonds tiers, les fonds industriels sont relativement mineurs: 30 à 40 millions. Donc c’est un mythe que de dire qu’il y a une mainmise industrielle sur l’Ecole; de plus, dans le domaine technologique, il est capital de maintenir des liens avec l’industrie.

Est-ce que vous considérez que l’EPFL fonctionne maintenant comme un réseau?

L’université, c’est un réseau de laboratoires.Chaque professeur a son propre réseau dans le monde. Nous sommes en fait un réseau de réseaux. Aujourd’hui, la transmission du savoir est globale et instantanée.

On vous reproche parfois de trop vouloir avaler d’autres instituts.

Il y a une communication entre les savoirs: il faut donc disposer d’une masse critique sur un lieu physique. On avait par exemple établi une division assez artificielle entre les disciplines à l’époque de la fédéralisation de l’EPUL. L’EPFL ferait l’ingénierie de la physique et les maths appliquées, et l’Université de Lausanne la physique et les maths pures. Mais ces frontières étaient de moins en moins évidentes. Il est important que l’Ecole dispose de cette masse critique, au niveau du nombre d’étudiants, du nombre de laboratoires, de domaines présents sur l’institution. Pour l’Isrec, c’était une condition de survie financière.

Est-ce que vous imaginez que ces liens pourraient encore être développés avec d’autres institutions dans la région, tels l’IMD ou l’ECAL?

Naturellement, mais cela ne veut pas dire qu’elles doivent faire partie de l’EPFL. L’ECAL forme des artistes et des designers, nous formons des scientifiques. Par contre, il est intéressant de créer des laboratoires communs comme l’EPFL-ECAL Lab, avec des de­signers qui travaillent avec des ingénieurs. Il en va de même avec la médecine, dont la partie technologique se développe de plus en plus: le dialogue est capital. La richesse d’institutions de cette région constitue une chance unique. On parle de Lausanne, ville du sport. C’est très bien. Mais je dirais que la région lémanique est une région du savoir. En Europe, peu d’endroits disposent de tels «clusters» d’institutions académiques de premier rang.

Vous avez des idées pour développer d’autres interfaces de ce type?

Bien sûr, sinon ce serait grave: c’est mon job!

Pourquoi l’EPFL a-t-elle besoin d’une antenne à Ras al-Khaima, dans les Emirats arabes unis?

Il s’agit d’un centre de recherche qui va nous permettre de mener des recherches qu’on peut mieux faire là-bas. On travaillera, par exemple, sur les énergies renouvelables comme le solaire ou les éoliennes. Mais cette initiative est également motivée par notre volonté d’ouverture au monde. En Suisse romande, nous sommes un peu plus d’un million de francophones. Vous ne pouvez pas faire une grande école avec ce bassin de recrutement. Donc pour accéder à la matière première, qui est la matière grise dans ce cas, il faut être présent dans les régions à forte croissance. Si vous êtes aujourd’hui Harvard, Cal Tech, Stanford, c’est un rêve: tout le monde veut venir chez vous. Mais en Chine, il n’y a pas beaucoup d’étudiants qui pensent à l’EPFL ou à l’EPFZ. C’est pour cela qu’une présence à l’étranger me paraît importante.

Avez-vous d’autres projets à l’étranger?

Nous développons un projet avec le Brésil. Pour l’instant, nous avons relativement peu de rapports avec l’Amérique du Sud, mais je pense que, pour un étudiant avec une culture latine, il serait assez naturel de venir ici.

Avec tous ces projets, comment trouvez-vous le temps de poursuivre votre propre recherche?

Je ne fais pas de golf. (Il rit.) Ni de sport et cela se voit malheureusement. Je suis le prédicat de Churchill à qui l’on demandait son secret de longévité: «I was absolutely strict: no sports.» (Il rit encore.) Si je ne suis pas impliqué dans la recherche, je meurs. Cela a été un moment difficile pour moi quand j’ai accepté la présidence car j’avais beaucoup moins de temps pour la recherche et l’enseignement. Professeur d’université est le plus beau job qu’on puisse imaginer, soit transmettre son savoir en faisant de la recherche de pointe.
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Cette interview a été réalisée par Henry Muller et Pierre Grosjean. Elle est parue dans le magazine Reflex.