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De multiples identités suisses, au lieu d’une identité nationale

large221209.jpgQue répondre au jeune journaliste qui, l’autre jour, m’accrochait au téléphone pour me demander mon avis sur l’identité suisse? Rien. Il n’y a pas d’identité suisse. Les Suisses ont, comme tout le monde, des identités. Politiquement parlant bien sûr.

Ainsi suis-je valaisan de naissance. Et encore: bagnard, pas anniviard comme mon copain Bernard Crettaz. Cette naissance dont je n’ai pas choisi le lieu a fait que je suis suisse, pas un vieux Suisse, pas un Suisse primitif, mais un Suisse de la dernière cuvée, celle de 1815. Et encore: les Valaisans de l’époque ne voulaient pas de la Suisse, ils voulaient rester maîtres chez eux, c’est Metternich qui les a forcés à être suisses.

Par la suite, j’ai été vaudois, bernois, genevois, fribourgeois, tessinois, bâlois, zurichois, une sorte de Confédéré nomade se débrouillant comme il pouvait dans une jungle bureaucratique aussi inextricable que le maquis corse, s’arrachant les cheveux pour s’inscrire au contrôle de l’habitant qui ne porte jamais le même nom, déchiffrant en pestant des déclarations d’impôt plus absconses que l’hébreux, mais apprenant aussi une superbe langue, l’italien.

Jamais au fil de ces pérégrinations je ne me suis senti Suisse avec un S majuscule. Ce sentiment, je ne l’ai éprouvé qu’une fois, brièvement, lorsque, en séjour linguistique à Cologne, j’ai craqué au soir du 1er Août en allant guigner le drapeau rouge à croix blanche du côté de l’ambassade ou du consulat, je ne sais plus. J’ai, je l’avoue, rêvé d’une fondue ce soir-là. Péché de jeunesse: j’avais dix-sept ans. A l’époque, je me voulais citoyen du monde, dans le sillage de Garry Davis, l’homme au drapeau blanc.

Par la suite, je me suis documenté, j’ai étudié.

Ces dernières années, j’ai beaucoup travaillé sur l’histoire du Valais à laquelle j’ai consacré un livre paru au printemps dernier. Cette recherche m’a permis de constater que l’histoire enseignée aux jeunes Valaisans francophones est victime du même syndrome que naguère les jeunes Africains des colonies qui récitaient «Nos ancêtres les Gaulois…»

Dans le Bas-Valais, les enfants apprennent que la bataille de la Planta (1475) est fondatrices de leurs libertés. Or elle marque en réalité le début de l’oppression alémanique. Une vraie oppression avec son cortège d’injustices, d’avanies, de pillage.

L’idée que nous nous faisons de notre identité semble en apparence profondément ancrée dans le passé. Il n’en est rien. Cette énième resucée du débat sur l’identité nationale n’est que l’avatar de la grande vague nationaliste qui à la fin du XIXe siècle a mûri l’Europe pour la grande boucherie de 14-18. Chaque fois que les droites sont en panne d’idées, hop! elles brandissent l’étendard national pour dévier les préoccupations du bon peuple.

Le piège fonctionne à la perfection car il obéit à des histoires taillées sur mesure à cette fin. Chaque grande culture a la sienne. La nôtre, en Suisse romande, est circonscrite dans l’Histoire de France. A l’école, nous découvrons l’histoire suisse comme celle d’un peuple luttant pour son indépendance, mais sans que les contours du candidat au contrôle du pouvoir soit défini: les Waldstätten luttent contre les Habsbourg, pas contre l’Allemagne, qui d’ailleurs n’existe pas.

Nos mémoires enfantines gardent le souvenir de luttes contre les Autrichiens, sans que cela crée un complexe nationaliste, tant l’Autriche d’aujourd’hui est peu menaçante, voire inexistante dans la mémoire collective: les relations entre Autrichiens et Romands sont nulles ou approchent de zéro. Ainsi se crée une conscience «helvétique» où les trop nombreuses questions sur nos origines sont évacuées faute de réponse adéquate.

Qui, ses études achevées, est capable de dire dans quelle orbite politique vivaient le Pays de Vaud ou Genève avant la Réforme et l’intervention bernoise? Comment définir historiquement la position de la Romandie? Comme Suisses, nous savons plus ou moins (c’est une conscience que l’on ne recherche que peu à développer) que nous appartenons à l’espace germanique. C’est lorsque nous sortons de nos frontières et que nous avons un recours concret à l’administration fédérale par le truchement d’une ambassade que nous sentons vraiment cette appartenance: les fonctionnaires y parlent le français (fédéral, lui aussi) et sont en majorité alémaniques.

Cette réalité germanique profondément inscrite dans l’histoire de nos contrées est donc masquée à divers degré par notre culture, par le cantonalisme (qui fait que, loin de nous sentir solidaires d’un ensemble cohérent et dynamique, nous sommes posés dans le monde comme autant de petits atomes cultivant leur singularité et leur indépendance).

Pour nous Romands, l’insertion dans la grande histoire avec un H majuscule se fait par procuration, par participation à l’histoire de France qui dans le cursus scolaire double en général l’approche cantonale. Le jeune Vaudois commence à vibrer avec les maires du palais, se divertit avec un Pépin qui ne peut être que Bref, retourne la culotte de Dagobert, passe par Philippe Auguste, la guerre de Cent ans, le Roi Soleil et déboule sur une Révolution française enthousiasmante même si un petit paragraphe (incontournable comme on dit aujourd’hui) lui rappelle que pendant cette Révolution, les Suisses aux Tuileries furent bravement du mauvais côté.

Dès le XIXe siècle et les grandes guerres franco-allemande, il est tout naturellement déporté du côté français: en 1870, 1914 et 1939, les Allemands deviennent des boches, des fritz, des fridolins voire, en 1940, des schleus.

Ce faisant, nous nous créons une fausse conscience artificielle, fondée sur une sorte de « francitude » romande qui va à rebours du bon sens historique: l’espace romand est depuis toujours inscrit dans le monde germanique.

Genève fut ville impériale, la Savoie ne tomba définitivement dans l’escarcelle française qu’en 1866 (!) et Neuchâtel fut même pendant un demi-siècle canton suisse et principauté prussienne. Le Bas-Valais fut pendant trois siècles une colonie du Haut-Valais. Qu’il est facile d’oublier ces réalités-là quand la lumière de Paris nous aveugle!

Dans un livre publié il y a quelques années (« Aux sources de l’esprit suisse, de Rousseau à Blocher », éd. L’Aire, Vevey, 2006), j’ai tenté de montrer comment le concept d’identité nationale n’a qu’une fonction idéologique servant à la droite nationaliste pour préparer sa petite cuisine populiste.

Je pensais alors un peu naïvement qu’une fois Blocher battu politiquement, la pression baisserait. Il n’en est rien. La crise économique sème certes le trouble et l’angoisse. Mais, c’est surtout la brutale perte de vitesse des idées libérales-conservatrices qui pousse vers le nationalisme. C’est très inquiétant.