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Les démocraties, veuves désemparées de la guerre froide

Depuis l’effondrement du bloc de l’Est, la morale et l’honneur semblent progressivement déserter les dirigeants occidentaux. Exemples en Suisse et ailleurs.

Pour peu que l’on considère la chose politique sur la « moyenne durée », pour parodier Braudel, il saute aux yeux que, vingt ans après la fin de la guerre froide, les démocraties occidentales sont à la peine.

Comme si la disparition d’un ennemi, l’empire soviétique qui avait fini par étendre sa patte sur tous les continents, les laissait désemparées. Condamnées à tourner en rond. Victimes elles aussi du processus de désintégration qui engloutit l’adversaire honni.

L’état de guerre permanente prévalant avant la chute du Mur de Berlin imposait qu’on le veuille ou non le respect d’une éthique capable d’assurer un soutien populaire réfléchi aux gouvernants. Des gouvernants qui, venus à la politique pendant la Seconde Guerre mondiale ou juste après, connaissaient d’expérience les erreurs à éviter. Cela ne signifie pas que des excès n’aient pas existé, mais ils étaient en général assez rapidement corrigés.

Ainsi en Suisse, au début des années 1960, l’affaire des Mirages (dépassements de crédits pour l’achat d’avions de combat) a vite fait l’objet d’une enquête parlementaire et provoqué la chute du conseiller fédéral Chaudet. Rien de semblable récemment avec les affaires Swissair ou UBS qui, bien qu’ayant coûté beaucoup plus cher à l’Etat, n’ont pas eu de conséquences politiques. Les parlementaires sont restés cois et les conseillers fédéraux concernés (Leuenberger et Merz) en place. On a même pu assister à la leçon profondément immorale d’un président de la Confédération (Merz encore) annonçant qu’il perdrait la face si son accord avec la Libye n’était pas respecté, puis, l’accord volatilisé et les otages toujours plus otages, précisant, l’air outré, qu’il avait certes perdu la face mais qu’il n’y voyait pas une raison de démissionner.

Dans un autre registre, sur le plan international, Richard Nixon, pris en flagrant mensonge par des journalistes sur une affaire de cuisine politicienne (espionnage du parti adverse) fut promptement débarqué de la Maison Blanche, alors que les menteurs d’aujourd’hui (G.W. Bush, Chirac, Sarkozy, Berlusconi, Blair, etc.) rient au nez de leurs accusateurs sans cesser d’en appeler au peuple en frimant devant les caméras de télévision.

S’il est facile de documenter le manque de morale des hommes politiques, il est plus compliqué d’en repérer les causes. La plus importante semble résider dans la perte de pouvoir que la mondialisation culturelle et économique a fait subir aux politiques. Les chefs d’Etat, à de rares exceptions près (Etats-Unis, Russie, Chine) ne pèsent pas lourd face aux choix du monde économique et financier dont le fonctionnement et les intérêts sont tout à la fois supranationaux et transnationaux.

Le phénomène n’est pas nouveau, il a pris son envol dans les années 1970, mais grâce au développement extraordinaires des moyens de transport et de communication, il a peu à peu permis l’autonomisation des circuits économiques et financiers, laissant aux Etats quelques moyens de contrôle fort limités, mais en réalité aucune prise décisive sur les flux mondialisés. On a vu ces jours derniers General Motors mettre en difficulté les gouvernements russes et allemands sur la question d’Opel.

On redécouvre chaque jour dans les pages économiques des journaux l’arrogance des acteurs de la banque et de la finance en général qui se versent impunément des salaires amoraux après avoir fait perdre des milliards aux caisses publiques, et ce au mépris des décisions claironnées par les responsables politiques. Aussitôt passée la crise est oubliée et l’on repart comme en 14, sans changer un iota à une ligne de conduite qui s’est pourtant avérée catastrophique.

Une autre cause est à rechercher dans le no man’s land idéologique créé par l’échec des grandes utopies qu’elles soient libérales ou communistes. Les hommes politiques pas plus ni mieux que les simples citoyens ne parviennent à définir des horizons de carrière qui aillent au-delà de leur intérêt personnel. Aujourd’hui un quadragénaire se lance, à la manière des Clinton, Blair ou Sarkozy, dans la politique pour acquérir l’image qui, ensuite, lui permettra de rentabiliser financièrement son acquis.

Incapables de se poser au-dessus du commun des mortels en suivant une ligne morale ancrée sur le service de l’Etat et de la collectivité, ils se contentent de voguer au jour le jour sans craindre de dire tout et son contraire. L’europhobe Blair vise la présidence européenne. L’ultra libéral Sarkozy se découvre colbertiste pour flatter les sondages.

N’est-il pas étrange de constater que vingt ans après avoir triomphé du Mal, les forces autoproclamées du Bien se trouvent elles-mêmes si mal que personne n’ose esquisser un pronostic sur le court terme, sur les cinq ans qui viennent? A la vitesse où elle repart la folle gestion économique et financière de la planète ne peut que nous conduire dans le mur. N’est-il pas angoissant de constater que les seuls dirigeants solidement campés sur leurs jambes sont des dictateurs (Poutine et Hu Jintao) à l’affût du moindre faux pas pour étendre leur domination en coupant l’un le gaz, l’autre ses lignes de crédits? N’est-il pas troublant de devoir admettre que le modèle européen le plus stable est le régime de Berlusconi qui amuse des troupeaux de moutons en leur lançant des grains de sel?