Des tests permettent de diagnostiquer très tôt les cancers du sein, de la prostate ou du côlon. Et pourtant, de nombreux spécialistes s’opposent à leur usage systématique. Explications.
Dépister le plus tôt possible la maladie. A priori, rien ne semble plus logique: «Plus un cancer est détecté tôt, meilleures sont les chances de guérison», rappelle le docteur Cyril Ducros, responsable du programme de dépistage du cancer du sein dans le canton de Vaud.
En pratique, les choses ne sont pas aussi simples, et la mise en place de dépistages précoces généralisés, notamment pour les cancers du sein et de la prostate, continue de susciter de vifs débats au sein de la communauté scientifique.
«Entre les partisans du dépistage et ses opposants, il existe une véritable guerre de religion, avec ses fanatiques, ses croisades et ses anathèmes, confie le professeur André-Pascal Sappino, chef du service d’oncologie aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Dans ces conditions, il reste difficile d’ouvrir un vrai débat sur ces pratiques, d’autant que les études épidémiologiques sont parfois contradictoires sur le sujet.»
La mammographie systématique réalisée tous les deux ans chez les femmes âgées de 50 à 69 ans a été mise place dans les cantons romands, mais pas en Suisse alémanique. Résultat, on parle désormais d’un «Mammograben» pour évoquer cette frontière invisible qui rend les femmes suisses inégales devant la prévention. Cette situation a poussé certains élus à réagir, tel l’ancien conseiller national radical et médecin Yves Guisan, qui demande «la généralisation de programmes de dépistage du cancer du sein dans tous les cantons».
Mais pourquoi la Suisse alémanique refuse-t-elle la systématisation des mammographies pour les femmes à risque? Outre l’aspect culturel — les régions germanophones considérant que la santé demeure du ressort de l’individu et non de l’Etat –, les Alémaniques remettent en cause l’efficacité d’une telle mesure à diminuer la mortalité.
Un argument que réfute Cyril Ducros: «Dans les pays où une mammographie systématique est mise en place, on observe une diminution de 20 à 25% de la mortalité liée aux cancers du sein. De plus, diagnostiquer cette maladie de manière précoce permet souvent d’éviter une ablation totale du sein. On se contente d’enlever la tumeur ce qui est beaucoup plus supportable psychologiquement pour les patientes. Sur ces deux points, on peut donc affirmer aujourd’hui que les programmes de dépistage généralisés ont démontré leur efficacité.»
Chef du service d’oncologie aux HUG, André-Pascal Sappino se montre plus mesuré: «Je ne suis absolument pas contre ces programmes. Il est incontestable qu’ils ont diminué la mortalité due au cancer du sein. Néanmoins, je pense que leur impact réel est beaucoup plus faible que ce que l’on pense, loin des discours triomphalistes de ses partisans.»
La cause de ce scepticisme est liée au manque de précision des mammographies: «L’appareil permet de détecter une tumeur au stade pré-cancer, précise André-Pascal Sappino. Mais il ne permet pas de savoir si celle-ci va dégénérer en cancer ou rester à ce stade. Dans un certain nombre de cas, des femmes vont donc subir des traitements lourds, puis entrer dans les statistiques avec l’étiquette «guérie», alors que sans dépistage elles n’auraient jamais été malades. Bref, le dépistage pose la question du surtraitement.»
«En effet, nous ne disposons pas actuellement de tests permettant de distinguer les cancers pour lesquels il faudrait intervenir de ceux pour lesquels c’est inutile, confirme Cyril Ducros. Un certain nombre de femmes sont donc opérées pour rien. Mais ce surdiagnostic demeure un peu en marge par rapport aux femmes que nous sauvons.»
Autre critique avancée: le manque de sensibilité des tests. «Sur cent femmes passant une mammographie, les médecins vont détecter dix cas suspects nécessitant des examens complémentaires, calcule André-Pascal Sappino. Ces dix femmes vont alors subir une biopsie dont les résultats ne confirmeront qu’un cas de cancer. Le dépistage va donc stresser neuf femmes pour rien et leur faire subir des examens inutiles.»
Malgré ces inconvénients, les campagnes de dépistage généralisé du cancer du sein ne sont généralement pas remises en cause là où elles sont installées, car elles permettent d’atteindre des femmes qui, sinon, n’auraient pas eu accès au soin en raison de leur manque d’information.
Chez les hommes aussi
Chez les hommes, les mêmes questions se posent au sujet du dépistage du cancer de la prostate: faut-il proposer un examen à tous les quinquagénaires? Pour la majorité des urologues, la réponse est oui. Mais les épidémiologistes et les oncologues y sont farouchement opposés. «Il n’y a aucune preuve que le dépistage du cancer de la prostate apporte un bénéfice au patient, tonne André-Pascal Sappino. Par contre, on sait les désagréments qu’il cause!»
Généralement, la détection du cancer de la prostate se fait lors d’analyses sanguines incluant le dosage du PSA (Prostate Specific Antigen). Cette protéine servant à liquéfier le sperme est naturellement produite par les cellules prostatiques. Mais les cellules cancéreuses en secrètent dix fois plus que les normales. Mesurer la concentration du PSA sanguin permet donc de suspecter le développement d’une tumeur chez le patient. Problème: d’autres maladies comme l’hypertrophie bénigne de la prostate (HBP) peuvent engendrer un taux élevé de PSA. Le diagnostic doit donc être confirmé par une biopsie transrectale.
Et c’est là que commence la polémique. Si un cancer de la prostate est diagnostiqué, faut-il pour autant le traiter? La question peut paraitre incongrue, mais le cancer de la prostate étant une maladie d’hommes âgés (60% des personnes concernées ont plus de 70 ans au moment du diagnostic), beaucoup mourront pour d’autres raisons.
«Si vous réalisez une autopsie des accidentés de la route, vous observerez qu’un homme sur deux de plus de 50 ans possède un cancer de la prostate, explique André-Pascal Sappino. Au-delà de 80 ans, leur nombre passe à deux sur trois. Pourtant, l’extrême majorité de ces personnes mourront d’autre chose. Mieux, leur maladie restera asymptomatique durant toute leur vie! Le dépistage de cette maladie place donc le patient dans une situation extrêmement difficile: il sait qu’il a un cancer, avec le stress qu’occasionne une telle nouvelle, mais il ne sait pas si celui-ci met sa vie en danger. Dans ce contexte, la majorité des malades qui ont une tumeur préfèrent qu’on l’enlève plutôt qu’on la surveille.»
Là encore, le problème réside dans le fait que les techniques de dépistage actuelles ne permettent pas de distinguer les tumeurs qui resteront sans gravité de celles qui se développeront rapidement. «Or neuf fois sur dix, les tumeurs de la prostate restent bénignes, rapporte André-Pascal Sappino. Nombre de patients vont donc être surtraités pour rien.»
Un traitement radical qui n’est pas sans conséquences. L’ablation de la prostate, associée à une chimiothérapie et/ou une radiothérapie, provoque fréquemment une impuissance et une incontinence. De quoi faire réfléchir…
Pour défendre le dépistage du cancer de la prostate, ses partisans mettent en avant une diminution de la mortalité. Un argument controversé. «Contrairement aux dépistages du cancer du sein ou du côlon, qui apportent un vrai bénéfice en terme d’espérance de vie, l’effet du dépistage des cancers prostatique sur la morbidité n’est pas évident. Les études épidémiologiques restent contradictoires à ce propos», rapporte Cyril Ducros.
Dernier exemple en date, la publication simultanée en mars dernier de deux études sur le sujet dans le New England Journal of Medicine. Pour la première, qui portait sur 160’000 hommes européens âgés de 55 à 69 ans, «le dépistage généralisé permet de réduire de 20% la mortalité lié au cancer de la prostate». Pour la seconde, réalisée aux Etats-Unis sur 76’000 patients, le dépistage n’apporte aucun bénéfice!
L’espoir vient de la sarcosine
Pour améliorer la détection, les chercheurs tentent de mettre au point de nouveaux tests plus efficaces. Ainsi, une équipe américaine de l’université d’Ann Arbor vient de mettre en évidence une protéine facilement dosable dans les urines, la sarcosine, qui permettrait de distinguer très précocement les tumeurs prostatiques d’évolution lente de celles nécessitant un traitement immédiat et puissant. La revue scientifique britannique Nature ne s’est pas trompée sur l’importance de cette avancée consacrant fin 2008, 35 pages et un éditorial à cette découverte majeure.
A Genève, les recherches d’Irmgard Irminger-Finger, docteur en biologie moléculaire au Laboratoire de gynécologie obstétrique moléculaire des HUG, laisse poindre l’espoir d’une meilleure détection du cancer du sein. «Nous avons identifié une protéine, BARD1, qui apparaît sous forme tronquée dans les cancers du sein. Sous cette forme mutante, la protéine favorise la prolifération de la tumeur au lieu de protéger le corps.»
L’organisme, qui ne reconnait plus cette protéine, développe alors des anticorps pour la détruire (et comme cette protéine n’existe plus sous sa forme non tronquée, la tumeur continue à proliférer). En mesurant le taux sanguins de ces anticorps, Irmgard Irminger-Finger espère pouvoir détecter les patients porteurs de tumeurs agressives.
Pour vérifier cette hypothèse, la chercheuse vient de lancer des essais cliniques. La suite, si les résultats se révèlent convaincants, consistera à développer un kit de dépistage. Pour cette partie du travail, l’équipe genevoise s’est associée à une start-up de l’Ecole polytechnique fédérale Lausanne (EPFL) spécialisée dans ce domaine, Ayanda Biosystems SA. La détection du cancer du sein pourra alors se faire via une simple prise de sang et de manière beaucoup plus fiable qu’avec une mammographie.
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Une version de cet article est parue dans le magazine scientifique Reflex, en vente en kiosques.
