Poussées par une demande en hausse, les maisons de ventes aux enchères proposent désormais dans leur catalogue des pièces scientifiques. Est-il normal que ces objets rarissimes soient cédés comme n’importe quelles œuvres d’art? Enquête.
Pour décorer votre maison, préfèreriez-vous un mammouth du tardiglaciaire, un Ophthalmosaurus du crétacé ou un poisson fossilisé du mésozoïque? Habituellement réservées aux salles des musées, ces fossiles rarissimes sont désormais accessibles aux particuliers, via les grandes maisons de ventes enchères. Squelettes, fossiles ou mâchoire géante sont vendus au plus offrant au même titre que les tableaux de Picasso ou de Dubuffet.
En avril 2009, la maison de vente aux enchères britannique Christie’s a ainsi écoulé pour 761’423 euros de pièces scientifiques, lors d’une manifestation organisée à Paris. Œuvre phare de la journée: un squelette d’Ichthyosaure («poisson-lézard», en grec) de 5,4 mètres de long. Vieux de 200 millions d’années, ce fossile est parti pour la bagatelle de 181’000 euros. «C’est un marché encore nouveau, mais qui attire beaucoup de monde, se réjouit le professeur Eric Mickeler, expert agrégé en histoire naturelle et consultant pour Christie’s. La demande pour les pièces scientifiques explose!»
Mais ces ventes spectaculaires ne font pas que des adeptes: «La science ne sort jamais gagnante de ce genre d’opération, prévient Lionel Cavin, conservateur au département de géologie et paléontologie au Musée d’histoire naturelle de Genève. De mon point de vue, il s’agit d’une dérive inquiétante.»
Dérive qui n’est pas sans poser quelques questions: est-ce légitime de mettre aux enchères des preuves scientifiques comme des œuvres d’art? Peut-on donner un prix à la science? N’y a-t-il pas un risque que ces objets de connaissance échappent aux chercheurs, au détriment des découvertes qu’ils pourraient en tirer?
«Personnellement, j’estime que même si un fossile est très beau, il ne peut être considéré comme une œuvre d’art. C’est avant tout un objet scientifique», répond Lionel Cavin.
Un avis que ne partage pas Eric Mickeler: «Une pièce scientifique peut tout à fait devenir une œuvre d’art. D’ailleurs, Christie’s associe parfois des fossiles avec des œuvres contemporaines, pour former un objet plus harmonieux. Bref, nous favorisons toujours l’esthétisme car l’objectif principal, il faut le dire, demeure de vendre ces objets.»
Une pratique qui n’est pas sans créer quelques contrevérités scientifiques. En avril dernier par exemple, figurait dans le catalogue de Christie’s un nid de dinosaure contenant neuf petits. Au côté de la couvée, une mère dinosaure s’élevait semblant protéger le nid d’un regard attendrissant. «Il est clair que tout cela avait été arrangé, souligne Eric Buffetaut, paléontologue au laboratoire de géographie de l’Ecole Normale Supérieure à Paris. Il me semble que c’est un squelette adulte qui a été trouvé indépendamment du nid et que les deux pièces ont été juxtaposées.»
Responsable scientifique de cette vente, Eric Mickeler ne s’en cache pas: «Bien évidemment, ce n’est pas la mère des petits. D’ailleurs, nous ne savons même pas s’il s’agit d’un dinosaure mal ou femelle! L’esthétisme a été privilégié même si, dans ce cas précis, j’estime que nous aurions pu nous passer de cet arrangement. Le nid en lui-même était une pièce exceptionnelle.»
Suffisamment pour devoir être exposé dans un musée ou faire l’objet de recherches scientifiques? «La plupart des pièces vendues en avril par Christie’s valaient davantage par leur nature à attirer l’œil que par leur intérêt scientifique, estime Eric Buffetaut. Il y avait néanmoins un grand os de dinosaure provenant du Maroc qui, à mon avis, mériterait d’être étudié. Il a été déterré d’une zone où l’on sait qu’il y avait des dinosaures, sans avoir pu encore les analyser avec précision.»
Autre objet extraordinaire: une scène de chasse de poissons de 115 millions d’années. «La particularité de cette pièce est que le poisson a été fossilisé pendant son repas, explique Eric Mickeler. On le voit donc parfaitement ingérer un autre poisson. A ma connaissance, c’est unique au monde.» Adjugé-vendu pour 87’400 euros! Un montant qui décourage les musées. «Les pièces atteignent des prix qui n’ont plus rien à voir avec la réalité, se désole Lionel Cavin du Muséum de Genève. A ces montants, les musées ne peuvent plus les acquérir et ils finissent chez des particuliers. Je trouve cela assez dommage.»
Un problème qu’Eric Mickeler balaye de la main: «Oui, les ventes aux enchères font monter les prix. Et alors? Cela correspond seulement à l’offre et à la demande. Tant pis si certains musées ne peuvent plus les acquérir. D’ailleurs, je trouve cette polémique un peu idiote, parce que beaucoup d’objets que nous vendons retournent in fine dans des musées.» Ainsi, l’Ophthalmosaurus (reptile marin de l’Ordre des Ichthyosaures) acquis en avril dernier par un collectionneur européen pour 181’000 euros, fait désormais la joie du musée océanographique de Monaco.
Mais quel intérêt pour un particulier de débourser une telle somme pour ensuite confier son achat à un musée? «Dans certains cas, il s’agit simplement de mécénat», avance Eric Mickeler. Dans d’autres, c’est un investissement. «Les pièces scientifiques demeurent encore largement sous-évaluées, poursuit le consultant de Christie’s. Je pense que c’est actuellement un très bon investissement. Les prix vont continuer de monter pour une bonne et simple raison: les gisements ne sont pas infinis. C’est exactement comme dans les mines d’or: quand elles sont épuisées, vous pouvez toujours creuser, il n’en sortira plus rien de bon!»
A Genève, Lionel Cavin se montre plus circonspect: «Il est possible que certaines pièces prennent beaucoup de valeurs, mais c’est très aléatoire. Un fossile très rare aujourd’hui, peut devenir commun si demain un nouveau gisement est découvert. Et puis comment évaluer ces objets? Sur leur valeur scientifique? Sur leur esthétisme? L’offre et la demande sur un Picasso je comprends, mais sur un mammouth c’est beaucoup plus difficile!»
Outre les prix, une autre polémique tiraille la vente de pièces scientifiques: la fraude. «Il existe un trafic énorme sur les fossiles, révèle Eric Buffetaut. Les provenances sont souvent déguisées pour masquer le fait que ces objets sortent de pays desquels la législation est extrêmement stricte sur le sujet. Par exemple, la provenance «Eurasie» dissimule clairement la Chine, pays qui limite drastiquement les exportations de ce genre d’objets.»
Une affirmation qui fait bondir Eric Mickeler: «Une partie de mon travail pour Christie’s consiste justement à vérifier que les pièces vendues sont bien légales et je peux vous assurer qu’il n’existe aucun trafic ou alors de manière tout à fait marginal. Les législations diffèrent dans chaque pays, mais nous les respectons toutes. D’ailleurs, réfléchissez un peu: vous croyez que c’est facile de passer la frontière avec un dinosaure de sept mètres de long?»
