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La guerre perdue d’Afghanistan

large210809.jpg«Victoire américaine», titrait jeudi 20 août l’éditorialiste du Temps. Ouvrant mon journal à l’heure du petit déjeuner, au moment où France Inter commentait l’actualité en Afghanistan, j’eus un petit choc en me demandant quelle mouche avait piqué mon confrère temporel.

Inquiétude vite dissipée: le brave homme parlait des déboires bancaires helvétiques, pas de Kaboul. «Il est plus facile pour les Américains de mettre la Suisse à genoux que de pacifier Kaboul», me murmurai-je in petto! Pourquoi? La réponse est à la fois très simple et d’une complexité diabolique.

Très simple parce que dans une guerre, qu’elle soit financière, commerciale, nationaliste, impérialiste et j’en passe, la première condition absolument nécessaire que le stratège en chef doit remplir est de définir avec une grande précision l’adversaire ou l’ennemi, pour ensuite affuter ses armes afin de le combattre.

Les Américains, motivés par un tournant dans leur politique fiscale, n’ont eu aucune difficulté à cibler une Suisse très isolée politiquement sur le plan international (comme l’a montré il y a une douzaine d’années l’affaire des fonds juifs en déshérence) pour la faire plier. Il s’agit non seulement de la contraindre à renoncer à se remplir les coffres en misant sur le recel de l’évasion fiscale mondialisée, mais aussi de l’humilier, à cause de l’arrogance légendaire des gnomes de Zurich.

Membres de l’Union européenne, nous n’aurions évidemment pas été traités de la sorte. D’autant plus que la force de frappe de l’UE, la stabilité de ses réseaux, la qualité de ses élites politiques ne sont en rien comparables à la clique d’arsouilles souriants qui tient le haut du pavé confédéral à Berne et Zurich.

Américains, Européens ou Suisse, nous sommes du même monde. Chacun comprend le langage de l’autre. En stratégie, c’est un avantage, surtout pour le plus fort s’il a affaire à des nabots imbus d’eux-mêmes. En Afghanistan, malgré leurs bataillons d’experts, de chercheurs ou d’espions, les Américains, motivés à la fois par un impérialisme traditionnel et les impératifs économiques du lobby militaro-industriel, ne comprennent rien à la situation sur le terrain. Après huit ans de guerre, ils ne connaissent même pas leur ennemi.

Dans l’émission de France Inter déjà mentionnée, un expert afghan vivant à Kaboul s’est dit incapable de préciser la nature de ces horribles talibans qui tiennent une bonne partie du pays et harcèlent sa capitale. La presse internationale parle de «groupes» liés à Al-Qaïda. Curieusement, nous n’en savons guère plus sur Al-Qaïda qu’au lendemain du drame des tours du World Trade Center. Quant à ces groupes, on aperçoit parfois subrepticement un guérillero anonyme enturbanné proclamer sa foi en la victoire. Tout cela n’est pas très sérieux. Et ne fait pas un ennemi crédible. Ne devrait-on pas poser la question différemment?

De par sa situation géographique, l’Afghanistan est depuis 150 ans au croisement d’appétits impérialistes soutenus. La Russie y voyait la clé d’un accès aux mers chaudes. Les Anglais le verrou du contrôle de l’Asie centrale et de la protection de leur Empire des Indes. Au fil de guerres interminables, surtout pour les populations locales, les glorieux stratèges britanniques vivant dans leurs palais insulaires, Londres en a gardé le contrôle jusque dans les années 1970. Mais des troupes britanniques y font encore aujourd’hui le coup de feu.

La Russie, écartée autrefois par les Anglais, y est revenue en 1978. Le désastre fut d’une telle ampleur qu’il compte parmi les deux ou trois causes majeures de l’effondrement de l’Union soviétique. Depuis, l’Afghanistan n’est pratiquement jamais sorti de l’état de guerre. Avec au passif, environ un million de morts.

J’en viens à la question: les talibans d’aujourd’hui ne seraient-ils pas des résistants mus par un patriotisme de bon aloi plutôt que des fous de Dieu prêts à islamiser la planète comme les gouvernements occidentaux, l’ONU, l’OTAN et les médias tentent de le faire croire?

Dans les années 60, à l’époque de la guerre du Vietnam, les mêmes ne parlaient qu’avec mépris des Vietcongs, comme si tous les combattants étaient des communistes invétérés, alors qu’ils étaient pour la plupart de simples patriotes résistant à une insupportable invasion étrangère.

Aujourd’hui, quel que soit le résultat d’élections par ailleurs peu crédibles, les Etats-Unis commencent à prendre conscience que leur occupation «provisoire» s’annonce encore plus provisoire que prévu. Il leur faudra donc négocier dans un jour plus ou moins proche. Ils ne pourront le faire qu’en précisant enfin la nature de leurs ennemis pour savoir qui convoquer autour d’une table de négociation.

Ce qui n’annoncera sans doute qu’une brève embellie pour les populations afghanes. En effet, la Chine dont les aspirations impérialistes se développent à grande allure, tant en Asie qu’en Afrique, est déjà candidate à la succession.