KAPITAL

TAG Heuer au poignet, sur le nez et à l’oreille

Lunettes, téléphones mobiles… La marque horlogère se diversifie. Son directeur, Jean-Christophe Babin, évoque la crise et ses moyens pour la surmonter. Interview.

Après cinq années d’euphorie et de croissance ininterrompue, TAG Heuer se retrouve, comme l’ensemble du secteur horloger, confronté à des vents contraires.

La société, qui fait partie depuis 1999 du groupe LVMH, mise sur ses atouts pour surmonter ces moments difficiles: un positionnement solide dans le segment des montres comprises entre 1’000 et 5’000 francs, la notoriété de ses ambassadeurs et un réel savoir-faire en termes d’innovation, notamment grâce à une insertion de longue date dans l’univers automobile.

Ces différents facteurs ont permis à la compagnie, malgré un fléchissement de la demande, de dégager l’année dernière un chiffre d’affaire de 915 millions de francs, selon les estimations de la banque Vontobel. De quoi se montrer optimiste pour les années à venir et renforcer sa place parmi les principales marques mondiales, derrière Rolex, Cartier, Omega et Patek Philippe.

Avec une décontraction rare dans le milieu souvent très formel et policé de l’horlogerie suisse, Jean-Christophe Babin nous a reçus au siège de l’entreprise à la Chaux-de-Fonds, où travaillent 400 de ses 1’000 collaborateurs.

Comment vivez-vous la situation de ralentissement actuelle? Avez-vous prévu des ajustements?

Jean-Christophe Babin: Nous avons ressenti un début de fléchissement de la demande très tôt aux Etats-Unis, notre marché principal. Du côté des détaillants, l’érosion est également forte en raison des stocks excédentaires. Nous n’avons cependant pas été pris au dépourvu, car, dès la crise précédente de 2001/2002, nous avons commencé à revoir nos processus de fabrication.

De quelle manière?

En produisant mieux et moins cher! Nous avons abandonné plusieurs modèles et nous nous sommes concentrés sur cinq séries iconiques qui constituent l’histoire de notre marque depuis plus de 20 ans. En ce qui concerne la fabrication elle-même, nous sommes passés d’un processus majoritairement manuel à une production robotisée à près de 70%. Par ailleurs, afin de gagner en exclusivité, nous avons réduits nos points de vente de 8’000, il y a 8 ans, à environ 5’100 aujourd’hui et augmenté en parallèle le nombre de nos boutiques, d’une vingtaine à 70.

Quelle est votre production aujourd’hui?

Nous ne donnons pas de chiffre précis, mais nous produisons entre 500’000 et 1 million de pièces par an…

Vos modèles sont-ils entièrement fabriqués à l’interne? Quelle est votre politique en la matière?

Nous réalisons le tiers de notre production, le reste de la conception est assurée par nos fournisseurs, qui se situent dans un rayon de quelques dizaines de kilomètres de notre siège. Depuis 2000, nous avons diminué notre capacité de production à l’interne pour être plus réactifs en cas de besoin. Pour résumer, et pour reprendre une idée de Jacques Attali que j’ai eu l’occasion de rencontrer récemment, un industriel ne doit pas hésiter à transformer, lorsque c’est possible, des frais fixes en frais variables.

Qu’est ce qui a motivé votre diversification dans les lunettes optiques?

Le fait qu’un nombre toujours plus important de marques — dont ce n’est pas le métier de base — se lancent dans la montre. Cette concurrence représente un risque inévitable de pertes de parts de marché, d’autant que certaines enseignes, comme Vuitton ou Dior, opèrent de manière extrêmement professionnelle. Nous avons donc choisi, dès 2002, de fabriquer des lunettes optiques, un secteur proche de notre activité première et de nos aptitudes en termes de micromécanique de précision et de design. Aujourd’hui, nos modèles sont présents dans plus de 6’000 points de vente dans le monde, ce qui nous a permis de doubler notre visibilité. De plus, comme le prix de vente moyen se situe à environ 420 francs, cette diversification nous amène une nouvelle clientèle légèrement plus âgée et fortunée. Aujourd’hui, la moyenne d’âge des acheteurs de nos montres se situe à 37 ans, contre 44 ans pour les lunettes.

Le raisonnement a-t-il été le même en ce qui concerne les téléphones portables?

Oui, ce choix nous paraît cohérent étant donnée notre spécialisation horlogère. Car les téléphones mobiles comportent de nombreuses similitudes avec les montres, notamment des fonctions comme l’heure, le chronométrage, l’alarme ou le compte à rebours. Pour l’instant, nos ventes restent confidentielles, à peine une centaine de pièces par année (prix de vente moyen: 6’200 francs, ndlr). Je souligne que plus de 90% de nos recettes provient des montres et cette proportion restera encore longtemps majoritaire. Nos lunettes et téléphones portables sont des produits additionnels.

Où se situent vos principaux marchés?

Pour l’instant, notre principal marché reste les Etats-Unis, suivi du Japon. Cette année, nous allons ouvrir 20 boutiques dans le monde, avec un fort accent sur l’Est, notamment l’Inde et la Chine. Outre le potentiel en termes de croissance des marchés asiatiques, ils comportent un atout de taille pour une marque telle que la notre dont les prix de vente sont identiques partout: des coûts bas, notamment en termes de main d’œuvre.

Qu’en est-il du segment «femmes», va-t-il croître ces prochaines années?

Nos montres pour femmes représentent près de 30% de nos ventes et ce chiffre restera stable. Chacune de nos grandes familles continuera de se décliner en version féminine.

TAG Heuer est intiment lié à l’industrie automobile depuis plusieurs années. Quelle importance joue l’innovation au sein de l’entreprise?

Une importance majeure. Nous employons 25 personnes à plein temps dans notre département R&D, et leur accordons une très grande marge de manœuvre. Afin de favoriser leur créativité, un quart de leurs projets sont non spécifiques. Nous travaillons également avec McLaren ou des instituts comme la Nasa ou l’ESA. Ces différents partenariats nous ont permis de développer un modèle comme la «Monaco 24», que nous venons de présenter à Bâle et dont le cadran protège l’ensemble du mouvement jusqu’à un choc de 24’000 G.

Quelles grandes tendances allez-vous suivre en matière de design?

Nous allons continuer à évoluer dans un style à la fois contemporain, classique et vintage en utilisant des matériaux tels que le titane, le saphir, l’acier et l’or rose. Nous allons travailler sur des concepts tels que la légèreté, l’inrayabilité et le polissage. Dessiner une montre est beaucoup plus contraignant que de dessiner une voiture, où l’on dispose d’une surface de plusieurs mètres! En comparaison, la taille d’un poignet restera toujours la même, il faut suivre une certaine ergonomie, d’où une marge de manœuvre nettement réduite en horlogerie. Sur une montre, on ne dispose que de 40 mm pour résumer une histoire, un positionnement et créer une différence…

Comment va évoluer votre positionnement?

Nous allons continuer à miser sur nos modèles iconiques, afin de renforcer notre position en tant que leader sur le marché des montres de 1’000 à 5’000 francs, où notre part de marché est de l’ordre de 20%. Le secteur de l’horlogerie est de plus en plus fragmenté, avec un nombre croissant de nouvelles marques chaque année. En Suisse, on en compte plus de 300… Dans ce contexte, c’est une grande force de pouvoir compter sur des icônes, auxquels les consommateurs peuvent se rattacher. Cela ne veut pas dire que nous n’allons pas continuer à réaliser des modèles spéciaux, à la périphérie de notre galaxie, comme le modèle «Professionnal Golf Watch», ultra léger, que nous avons spécialement conçu pour Tiger Woods. Pour prendre une métaphore alpine, nous ne visons pas le sommet de l’Everest. Il y a ceux qui restent en plaine, nous, nous sommes au camp de base. Tout en haut les places sont rares, mais il y a aussi moins d’oxygène…

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Jean-Christophe Babin

Né à Paris en 1959, Jean-Christophe Babin, obtient un MBA en 1980 et débute sa carrière au sein du département marketing et vente de la division cosmétique et détergents du géant américain Procter & Gamble. Il y travaille durant 6 ans. De 1989 à 1994, il collabore au sein du cabinet de conseil en stratégie Boston Consulting Group, partageant son temps entre Paris et Milan. Il s’installe à plein temps en Italie en 1991. En novembre 2000, le groupe LVMH l’arrache au groupe allemand Henkel KGaA et le nomme CEO de TAG Heuer.

Sportif assidu, le Français passe son temps libre à skier, faire de la voile et de la plongée. Il pilote occasionnellement la Formule 1 que la compagnie horlogère possède dans son école de formation de pilotes à Barcelone (LRS). Jean-Christophe Babin vit actuellement à Morges, entouré de sa femme et de ses 5 enfants. Il aime conduire sa Ferrari pour se rendre à son lieu de travail à la Chaux-de-Fonds tous les jours, le trajet ne lui prend alors qu’une heure montre en main…

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Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire.