Les spécialistes du sommeil mettent en garde: nous dormons de moins en moins, et souvent très insuffisamment par rapport à nos besoins. En l’espace de 50 ans, la durée de sommeil moyenne sous nos latitudes s’est réduite d’environ 1h30 par jour, comme vient de le rappeler une étude effectuée en France par l’Institut national du sommeil et de la vigilance (INSV), publiée en mars dernier. Le temps de sommeil moyen, en semaine, passe sous la barre des 7 heures par jour, ce qui confirme les chiffres d’autres enquêtes sur le sujet, menées notamment aux Etats-Unis.
Le bon sens commanderait de se reposer davantage, mais c’est compter sans les distractions qu’offre la vie moderne 24 heures sur 24. Un monde exaltant où la nécessité de dormir est plus que jamais vécue comme une perte de temps. Pourtant, les pathologies spécifiques liées à une dette de sommeil chronique sont désormais établies médicalement: déficit d’attention, irritabilité, prise de poids, diabète et même dépression.
Chez les adolescents, la situation est plus préoccupante encore. Selon un rapport du Ministère français de la santé, les jeunes ont perdu de deux à trois heures de sommeil par nuit en l’espace de trente ans! Ils se trouvent d’autant plus pénalisés qu’ils ont besoin d’une récupération plus longue que les adultes, 9 heures par nuit en moyenne au lieu de 8 heures. Plusieurs études, principalement menées aux Etats-Unis et en Australie, établissent un lien clair entre le manque de sommeil et les baisses de performances à l’école, l’irritabilité ou encore les symptômes dépressifs des ados. «Nous ne disposons pas de statistiques pour la Suisse mais nous ressentons très nettement le phénomène lors des consultations», confirme Raphael Heinzer, médecin responsable du Centre d’investigation et de recherche sur le sommeil (CIRS) du CHUV.
L’être humain est programmé pour dormir pendant les phases d’obscurité et veiller durant les périodes de luminosité. Ce rythme est régulé par une hormone, la mélatonine, dont le taux augmente avec la diminution de lumière, favorisant l’endormissement. Mais dans le monde moderne, ce cycle naturel se résume parfois à un lointain souvenir. «La télévision, l’internet, les jeux vidéo et les SMS consommés tard le soir prolongent l’état de vigilance et retardent l’endormissement, explique Raphael Heinzer. La prise de stimulants de type Red Bull ou Coca-Cola aggrave le phénomène.» Dans un autre registre, les sorties tardives du vendredi et samedi dérèglent un peu plus l’organisme. «Les adolescents qui rentrent régulièrement à l’aube le weekend sont en situation de jet-lag permanent, constate le médecin. C’est comme s’ils voyageaient constamment entre New York et l’Europe!»
Car loin de considérer le sommeil comme une source de bien-être, l’homme moderne l’envisage souvent comme une servitude, et renonce à écouter son corps. Ce fonctionnement laisse beaucoup de noctambules sur le carreau. «Certains jeunes sont très fatigués et ne parviennent plus à travailler à l’école, constate Raphael Heinzer. Mais quand on explique à un jeune de 16 ans accro aux jeux vidéo online qu’il devrait se coucher au plus tard à 23 h, il a du mal à l’accepter.» Le chef du Centre du sommeil de l’Hôpital universitaire de Berne, Johannes Mathis, dresse un constat identique: «Je dois souvent dire à des jeunes qu’ils ont besoin de 9 heures de sommeil, mais beaucoup ne supportent pas ce discours…»
Prise de poids
Si la relation de cause à effet entre le manque de sommeil et un mauvais état de forme pendant la journée semble aller de soi, des études scientifiques font désormais apparaître des conséquences plus insidieuses, à commencer par l’obésité. Une étude de l’Université de Boston portant sur 68’000 infirmières durant seize ans a mis en évidence ce phénomène. «Statistiquement, en-dessous de 7 heures de sommeil par jour, la prise de poids augmente proportionnellement à la diminution du nombre d’heures, explique le docteur. On comprend de mieux en mieux les mécanismes physiologiques qui induisent cette prise de poids. D’abord, le manque de sommeil représente un stress qui va favoriser le grignotage entre les repas. Par ailleurs, au niveau métabolique, les gens qui dorment peu ont moins de leptine, une hormone sécrétée par les adipocytes, cellules graisseuses responsables de l’autorégulation de nourriture. Dans le même temps, la sécrétion de ghréline (une hormone qui stimule l’appétit) dans l’estomac augmente avec le manque de sommeil. Il en résulte que le rapport entre le taux de leptine et de ghréline est altéré chez les gens privés de sommeil.»
Et la prise de poids influe à son tour sur la qualité du sommeil, d’où une possible réaction en chaîne: «La prévalence du syndrome d’apnée du sommeil est en nette augmentation car cette problématique est directement liée à la surcharge pondérale, or comme il y a de plus en plus d’obèses, on tombe dans un cercle vicieux.»
Outre l’obésité, plusieurs effets nuisibles du manque de sommeil font actuellement l’objet de publications médicales. Il apparaît qu’une durée de sommeil inférieure ou égale à 5 heures par nuit peut induire à long terme un dysfonctionnement dans la sécrétion d’insuline, un facteur de risque pour le diabète. Des enquêtes mettent en évidence un lien de cause à effet entre la qualité du sommeil et les troubles cardiovasculaires, avec des résultats édifiants: selon une étude suédoise parue récemment dans le New England Journal of Medicine, le nombre d’infarctus du myocarde augmenterait de 5% durant les jours consécutifs au passage à l’heure d’été, du fait de la perturbation des rythmes biologiques.
Statistiquement, les troubles du sommeil sont associés à un plus grand taux de mortalité. «Le rapport entre le nombre d’heures de sommeil et la mortalité suit une courbe en U. La mortalité est au plus bas autour de 8 heures de sommeil quotidien. La courbe monte sensiblement en-dessous de 6 heures et au-delà de 9 heures, souligne Raphael Heinzer. On ne peut toutefois pas en déduire de lien direct. D’autres paramètres entrent en jeu, tels que l’hygiène de vie ou d’autres symptômes non apparents. Par exemple, certaines personnes qui dorment plus de 9 heures sont peut-être atteintes d’une maladie sous-jacente.»
Le manque de sommeil a également des répercussions sur la vie sociale et la sécurité d’autrui. On estime ainsi que 1 accident sur 3 survenu sur l’autoroute est lié à la somnolence, contre 1 accident sur 6 lié à l’alcool. «Dans ce domaine, la prévention reste très insuffisante, estime Johannes Mathis. Les accidents dus à l’alcool diminuent, tandis que ceux causés par un manque de sommeil deviennent de plus en plus fréquents. La situation s’est aggravée ces dernières années.» Le médecin détaille: «En terme de réflexes et de vigilance, conduire après avoir passé une nuit blanche équivaut à rouler avec un taux d’alcoolémie de 0,8 pour mille. En dormant 4 heures par nuit pendant toute une semaine, on aboutit au même résultat. Idem si l’on se contente de 6 heures par nuit deux semaines d’affilée.»
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La fierté de dormir peu
«Concernant la somnolence sur la route, il est intéressant de constater que les hommes sont beaucoup moins enclins que les femmes à reconnaître qu’ils sont fatigués et à passer le volant.» Cette observation du médecin Johannes Mathis, de l’Hôpital universitaire de Berne, rappelle que le sommeil revêt aussi une dimension sociale. Dans l’armée, par exemple, la résistance à la fatigue s’apparente à un gage de bravoure, présumant des forces physiques et morales… Aujourd’hui, au-delà de ces codes virils désuets, le fait de peu dormir sous-entend souvent un agenda surchargé, un rythme de travail hors norme.
La fatigue chronique est même parfois considérée comme un signe de prestige. Les leaders politiques et chefs d’entreprise qui dorment peu aiment à le faire savoir, à l’instar du conseiller fédéral Ueli Maurer, du patron de Hublot Jean-Claude Biver ou de l’essayiste Jacques Attali, dont plus personne n’ignore qu’ils se contentent de 4 à 5 heures de sommeil par nuit. Par contre, Jens Alder, ex-patron de Swisscom, en a avoué 7. Il faut dire que les chefs qui dorment abondamment évitent de le crier sur les toits… «Sur le plan sociologique, il y a effectivement une certaine fierté à dormir peu, observe Raphael Heinzer. Beaucoup de gens sont fascinés par les marins du Vendée Globe. Ils nous demandent comment faire pour récupérer aussi vite. En fait, les marins professionnels perdent moins de temps dans les phases légères du sommeil et atteignent directement le sommeil profond. Ils dorment par tranches de 20 minutes environ. Si l’on vous empêche de dormir pendent deux nuits, vous arriverez au même résultat, mais cela au prix d’une fatigue énorme! En mer, les navigateurs vivent en manque de sommeil permanent et ont même parfois des hallucinations. Certains délirent ou voient carrément passer des TGV… Il en résulte une sorte d’euphorie un peu dangereuse, avec parfois une mauvaise perception des difficultés.» En clair, l’exercice a ses limites: «Il est vraisemblable que certaines personnes parviennent à dormir quatre heures par nuit, mais elles auront besoin de récupérer durant la journée. Ceux qui prétendent dormir seulement quatre heures de façon chronique sont probablement des menteurs…»
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Pourquoi dormons-nous?
«Si le sommeil était inutile, nous l’aurions perdu au cours de l’évolution. Et pourtant, nous ne savons toujours pas pourquoi nous avons besoin de dormir», résume Raphael Heinzer, responsable du Centre d’investigation et de recherche sur le sommeil (CIRS) du CHUV. La majorité des spécialistes s’accordent néanmoins sur le fait que le sommeil est commandé par le cerveau pour le cerveau. Le corps, lui, n’aurait théoriquement pas besoin de dormir pour récupérer. «En cas de privation de sommeil, une grande quantité de calcium entre dans les neurones avec un effet toxique pour ces derniers. On suppose donc que le sommeil agit comme une fonction de défense», résume le professeur Medhi Tafti de l’Université de Lausanne. «Nous savons également que certaines protéines sont synthétisées pendant le sommeil et que certains types de mémoires sont consolidés, complète Raphael Heinzer, mais les connaissances en la matière restent encore très incomplètes. Le sommeil est un objet d’étude extrêmement récent, un territoire presque inconnu, sans comparaison avec les autres domaines de la médecine.» Jusque vers la fin des années 50, les scientifiques pensaient encore que le sommeil était un état uniforme. Ce n’est qu’en 1959 que les trois stades de vigilance (éveil, sommeil lent et sommeil paradoxal) ont été identifiés. Quant aux troubles du sommeil, la médecine ne les étudie sérieusement que depuis les années 70.
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«Happé par l’ordinateur»
Shahin Tavakoli, 22 ans, étudiant en mathématiques à l’EPFL
«J’ai commencé à changer mes habitudes de sommeil cet hiver, à la suite d’un sérieux burn-out dû à une surcharge de fatigue. Désormais, j’essaie de me coucher à une heure raisonnable, c’est-à-dire autour de 23 heures. C’est difficile car je n’aime pas cette idée… Quelle perte de temps! Quand j’étais petit, j’avais un rêve: ne jamais avoir besoin de dormir. Il y a encore quelques mois, j’allais rarement au lit avant 1 heure du matin et il fallait que je me lève vers 6 h 30. J’ai pourtant besoin de beaucoup de sommeil pour être en forme, environ 9 heures. Le problème, c’est qu’il y a tellement de choses intéressantes à faire le soir, même en restant à la maison… Le fait d’avoir un ordinateur devant soi pousse à veiller toujours plus tard. J’étais comme happé par cette porte qui donne accès à tout. Et lorsqu’on fréquente les réseaux sociaux comme Facebook, on ne veut pas décevoir les gens, alors on répond aux messages plutôt que d’aller se coucher. Dans mon cas, les sorties tardives le week-end n’ont pas arrangé la situation. Lors de mon année d’échange universitaire à Grenade, j’ai pris l’habitude de rentrer systématiquement au petit matin les vendredi et samedi soir, avec l’affreuse sensation d’être un déchet le dimanche au réveil, à 15 heures l’après-midi. J’ai parfois manqué des cours pour dormir un peu plus longtemps et tenter de récupérer. Au final, j’étais tendu durant toute la semaine et j’arrivais de moins en moins à me concentrer.»
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«Trop stressée pour dormir»
Lauréline Calza, 19 ans, stagiaire en librairie
«J’ai des difficultés à m’endormir le soir depuis environ 6 ans, ce qui correspond à la période du début de mes études gymnasiales. Je me couche vers 23 h mais je trouve rarement le sommeil avant 2 h du matin. Et pourtant j’aime bien dormir et me laisser porter par les rêves. J’ai particulièrement souffert de ce problème l’année de ma maturité. La semaine, on est tellement pris par nos études que notre cycle de sommeil est tout déréglé. Se lever tôt, se coucher tard, je connais. J’ai vécu quelques réveils galère, avec beaucoup de café pour lancer la machine. Comme la plupart de mes amis, je passe beaucoup de temps devant l’ordinateur, surtout en soirée. En fait, éteindre l’ordinateur est la dernière chose que je fais avant de me mettre au lit. L’écran est encore allumé que je suis déjà allongée. Le week-end, j’aime bien jouer à des jeux de rôle online, style World of Warcraft. Mon copain est lui-même un geek absolu, donc nous sortons assez peu en boîte. En général, j’arrive à rester raisonnable et à m’arrêter de jouer vers 2 h du matin. Cela dit, j’ai quelquefois passé des nuits blanches devant l’écran, ce qui est une habitude pour beaucoup de gamers. Le week-end, les serveurs sont bondés jour et nuit.»
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«Je me contente de très peu de sommeil»
Helen Calle-Lin, 39 ans, restauratrice à Genève (bar Lola, festival Overground, Brasserie des Halles de l’Ile)
«Je n’ai pas besoin de beaucoup de sommeil pour fonctionner efficacement. En fait, je peux me contenter de dormir environ 4 h 30 par nuit pendant quelques semaines d’affilée s’il le faut. Mais mon rythme naturel tourne plutôt autour de 5 heures par nuit. Je dois tenir cette faculté de ma grand-mère qui, elle aussi, dormait 5 heures par nuit (sur l’aspect génétique de la qualité du sommeil, lire en page 77). Cela ne l’a pourtant pas empêché de vivre jusqu’à plus de 90 ans. Le moment où je place mes heures de sommeil n’a pas grande importance. Si je me couche à 6 heures du matin et que je me réveille vers 11 heures, ça marche également. Cette aptitude à dormir peu facilite mon organisation, car je peux travailler à n’importe quel moment de la journée. Il faut dire que j’adore mon travail et que je ne suis pas d’une nature stressée, peut-être que cela m’aide à bien dormir et à partir d’un bon pied le matin. Paradoxalement, même si je passe finalement peu de temps au lit, j’adore dormir. Quand j’ai du temps devant moi, je peux très bien rester au lit 8 ou 9 heures. J’aime cette ambiance et je ne suis absolument pas allergique à l’idée de dormir longtemps. Simplement, ce n’est pas une nécessité.»
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Mieux dormir
Régulier. En pratique, s’il est difficile à l’homme moderne de se coucher tous les soirs à la même heure, les spécialistes recommandent vivement de respecter un horaire régulier au moins pour le réveil, quelle que soit l’heure du coucher. Cette manière de faire permet de ne pas trop dérégler son rythme chronobiologique.
Plaisant. Considérer que le sommeil n’est pas une perte de temps, mais au contraire un facteur de plaisir et de bienêtre durant la journée à venir. Avoir également conscience qu’un bon sommeil améliore les résultats scolaires chez l’enfant et l’adolescent, ainsi que l’efficacité au travail pour les adultes.
En phase. «Les heures de sommeil avant minuit comptent double», ont coutume de dire les aïeux. En fait, ce dicton populaire comporte bel et bien un semblant de vérité… Car la quantité n’est pas tout, encore faut-il placer ses heures de sommeil au meilleur endroit, c’est-àdire le plus en phase possible avec son cycle naturel, qui dépend de la sécrétion de mélatonine (ladite «hormone du sommeil», responsable de la sensation de fatigue). Pour connaître son rythme idéal, la meilleure option reste encore de tâtonner… Même conseil en ce qui concerne la durée idéale d’une nuit de repos, très variable d’un individu à l’autre mais comprise entre 6 h et 9 h pour 95% des gens.
Actif. La pratique d’un exercice physique au cours de la journée favorise l’endormissement. En revanche, mieux vaut éviter le sport juste avant de se coucher. La sécrétion d’adrénaline perturbe l’endormissement.
Sombre. Eviter la lumière vive, le travail ou les jeux sur ordinateur juste avant d’aller dormir. Ces stimuli retardent l’endormissement. Dormir dans l’obscurité la plus complète possible.
Sage. Se coucher dès les premiers signaux du sommeil (bâillements, clignement des yeux, paupières lourdes…), sinon l’envie de dormir passe au bout d’une quinzaine de minutes et ne revient qu’au prochain cycle (environ toutes les 90 minutes).
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SOMMEIL Une expérience lausannoise unique au monde.
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 14 mai 2009.