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Poutine Powers: l’espion qui flattait les Russes

L’ex-agent du KGB, devenu premier ministre, dispose de six mois pour assurer son pouvoir. S’il y réussit, il prendra la place de Boris Eltsine.

Imprévisible Russie! Les élections de dimanche ont une fois de plus confirmé que, vaille que vaille, l’immense empire eurasien s’approche des normes démocratiques admises par les sociétés avancées. Le calendrier électoral est respecté, les électeurs acceptent de jouer le jeu malgré la dure réalité de leur quotidienneté et les politiciens font de la politique.

On peut certes faire preuve de quelque condescendance en dénonçant le poids de l’argent sur le scrutin ou les coups tordus que se font les candidats. Mais qui pourrait jeter la pierre? Nous allons vivre une année électorale étasunienne… les dollars couleront à flots… les basses manœuvres feront la une des médias… et les électeurs bouderont comme d’habitude la fête, une large majorité d’entre eux s’abstenant.

Les Russes feraient la guerre pour gagner une élection? Et l’escalade au Vietnam? N’a-t-elle rien eu à voir avec des joutes électorales internes?

Vive donc la normalité russe après des décennies de dictature et des siècles de knout!

Pour une fois, l’unanimité règne dans les commentaires: le grand vainqueur des élections de dimanche s’appelle Vladimir Poutine. Ce serait oublier l’immense ombre tutélaire de Boris Eltsine qui le domine de sa masse énorme et titubante.

Une fois de plus, le tsar Boris est parvenu à rétablir in extremis une situation que le monde entier jugeait désespérée, sauvant son pouvoir et celui de sa famille. De plus, la quasi totalité des jeunes politiciens qui font leur entrée dans la nouvelle Douma doivent au vieux président d’avoir pu mettre le pied à l’étrier. On ne saurait en dire autant des Loujkov, Tchernomyrdine et autres Primakov qui persistent à occuper seuls le devant de la scène sans se préoccuper outre mesure de leur succession..

Arrivé au pouvoir il y a quatre mois, Vladimir Poutine, n’a pour le moment commis aucune erreur, même si l’on ne peut «lire» les événements de ces derniers mois sans avoir des frissons dans le dos. Peu après sa nomination, on annonce l’invasion du Daghestan par des bandes islamistes tchétchènes dont on devine aujourd’hui qu’elles ont sans doute été utilisées par Moscou. L’armée russe se met en marche et lance ses premiers bombardements. Sur le Daghestan et sur la Tchétchénie.

Début septembre, une vague sordide, meurtrière et très mystérieuse d’attentats tue des centaines de personnes. On les met sur le compte des Tchétchènes sans qu’aujourd’hui encore il y ait le début d’une preuve.

Début octobre, l’armée russe lance son offensive en Tchétchénie. Objectif de guerre: la reddition sans condition de tous les hommes portant une arme. Hier, 21 décembre, l’état-major russe a renouvelé cet ultimatum, alors que les bombardements sur les villes tchétchènes se poursuivaient à cadence soutenue.

Pour bien mesurer l’ampleur des forces en présence, il convient de ne pas oublier que la Fédération de Russie compte quelque 150 millions d’habitants et que la Tchétchénie est comparable, en superficie et en population, à la Suisse romande.

Si la violence de l’agression russe contre des populations minoritaires n’a rien d’original en cette fin d’un siècle qui a commencé avec la guerre des Boers (et l’invention anglaise des camps de concentrations), qui s’est poursuivi avec des guerres coloniales aussi dures que celles d’Algérie et du Vietnam, l’apparition d’un Poutine au sommet du pouvoir d’une grande puissance est, elle, tout à fait exceptionnelle.

Cet homme a été formé dans et par les services secrets de l’ancienne URSS, le fameux KGB. Dans les années 70, il a fait ses classes en Europe occidentale, en Allemagne, en Suisse et en Autriche, ce qui lui a permis de connaître le monde et d’apprendre l’allemand.

Lors de l’effondrement de l’URSS, il s’attache au maire de Saint-Pétersbourg, puis poursuit sa carrière à Moscou dans le sillage des libéraux qui gravitent alors autour de Eltsine. En 1996, il parvient à pénétrer dans la «famille» Eltsine qui, au bout de quelques mois, le renvoie à la tête des services secrets où il peut être d’une grande utilité. Il y désamorce des enquêtes sur la corruption des proches de Eltsine lancées notamment depuis la Suisse.

Vladimir Poutine, formé à l’école de Youri Andropov – l’un des dirigeants les plus brillants du KGB – est aujourd’hui âgé de 47 ans. Il a deux ans de plus que Staline lorsque ce dernier arriva au pouvoir. La comparaison tient non seulement en raison de leur commune petite taille, de leur commune absence de préjugés, de leur machiavélisme et de leur cynisme, elle tient aussi en raison de leur envergure politique.

Poutine a compris que la Russie n’était domptable que par le nationalisme, d’où la guerre en Tchétchénie forcément populaire chez des Russes d’autant plus facilement enclins au racisme qu’ils sont en pleine régression sociale.

Poutine a compris aussi qu’il pouvait cultiver le chauvinisme grand-russe dans un pays qui, naguère puissance mondiale, vit une régression politique violente. Poutine a compris qu’il pouvait jouer la carte de l’ordre et de la sécurité dans un Etat complètement désorganisé, gangrené par des mafias incontrôlables.

A ce jour Vladimir Poutine semble promis au pouvoir suprême. A condition qu’il parvienne à tenir le cap en évitant au moins deux écueils dangereux:

1. Le caractère fantasque de Boris Eltsine dont on sait qu’il aime faire et défaire les hommes politiques pour consolider le fauteuil sur lequel il est assis;

2. La détermination des Tchétchènes à défendre leur pays.

L’élection présidentielle est fixée au mois de juin prochain.

Si Eltsine – manifestant par là une confiance aveugle en son poulain – provoque une élection anticipée dans le sillage de la victoire de dimanche, Poutine a toutes les chances de s’installer durablement au pouvoir.

Si, au contraire, le Kremlin décide d’attendre, il s’agira pour le candidat de tenir six mois sur le fil d’une guerre incertaine. La partie, alors, est loin d’être jouée.

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Gérard Delaloye, historien et journaliste, travaille à Lausanne, en Suisse. Il publie sa chronique d’actualité chaque semaine sur Largeur.com.