L’ancien président du Conseil suisse de la science et de la technologie, Gottfried Schatz, livre une analyse claire et sans concession de ce qui manque à la recherche scientifique suisse pour prendre la place qui est la sienne.
Chercheur internationalement reconnu pour ses travaux en biochimie, cet Autrichien émigré à Bâle a toujours parlé de science avec intelligence, humour et un zeste de provocation. Dans ses chroniques parues entre autres dans la «Neue Zürcher Zeitung», Gottfried Schatz traite autant de science pure que de politique de la recherche. Il reçoit Reflex dans le bar de l’hôtel Hilton de Bâle – un endroit qu’il a maintes fois utilisé pour rencontrer des politiciens.
Vous affirmez que la Suisse pourrait être numéro un dans le domaine de la recherche scientifique. Que manque-t-il donc à notre pays pour y arriver?
L’ambition. La Suisse pourrait occuper la première place en science, mais se contente de la seconde, derrière les Etats-Unis. Mais ce n’est pas une vision! Il n’y a aucune raison pour que la Suisse ne devienne pas le lieu où se fait la meilleure recherche scientifique au monde. Elle bénéficie d’un excellent niveau d’éducation, d’infrastructures de premier ordre, d’une grande stabilité politique, d’une très bonne image à l’étranger et de moyens financiers importants. Mais la Suisse cultive trop la culture de la modestie. La Suisse me fait parfois penser à un élève doué qui ne se donne pas vraiment la peine de se battre pour devenir ce qu’il pourrait être.
Concrètement, où se trouvent les problèmes?
La Suisse souffre d’un excès prononcé d’égalitarisme. Cette volonté de donner à chacun la même chance est bien sûr très importante, mais elle masque souvent le fait que certaines personnes sont simplement meilleures que d’autres – et devraient donc bénéficier de plus de moyens pour accomplir leurs buts. Ainsi, les universités et EPF ne peuvent pas sélectionner leurs étudiants. Comment voulez-vous être parmi les meilleurs si vous devez accepter tout le monde? C’est impossible! C’est comme faire de la boxe avec une main attachée dans le dos…
Il faudrait donc réduire cet égalitarisme?
Absolument. Il y a eu des tentatives de mettre en place un système de sélection des étudiants, mais elles ont soulevé un véritable tollé! Cette mentalité se retrouve d’ailleurs au niveau du financement de la science. On préfère donner un peu à tout le monde, et les meilleurs ne peuvent pas obtenir les moyens dont ils ont besoin pour effectuer leurs recherches. De nombreux excellents projets n’obtiennent pas de financements adéquats, alors qu’ils le mériteraient. En fait, je préférerais que l’on procède à un tirage au sort parmi les meilleurs projets. Ce serait plus honnête que de donner de mauvaises raisons lorsqu’un financement est refusé.
L’Europe a pourtant mis en place des nouvelles bourses d’encouragement pour jeunes chercheurs et ouvertes aux Suisses. Elles peuvent atteindre 2 millions d’euros…
C’est vrai, l’Europe a commencé à faire des efforts sérieux. Mais actuellement seuls les chercheurs en début de carrière peuvent en bénéficier. Il reste difficile d’attirer en Suisse les stars confirmées de la recherche, car elles ne viendront que si on leur offre les moyens financiers dont ils ont besoin. Trop souvent, ce n’est pas le cas. Un autre problème de fond est l’autonomie limitée des universités. Le système universitaire helvétique est encore beaucoup trop complexe, avec des responsabilités morcelées entre la Confédération, les cantons et les villes. Les EPF sont un peu mieux loties, car leurs présidents ont une plus grande marge de manœuvre.
Plus de 50% des professeurs en Suisse sont désormais étrangers. Est-ce une bonne chose?
Soyons clairs: une nationalité étrangère n’est absolument pas un gage de qualité. Au fond, la nationalité ne signifie rien en science. Il est néanmoins clair que la Suisse doit attirer les meilleurs professeurs et étudiants – étrangers ou non – si elle veut être à la pointe.
La langue ne pose-t-elle pas un problème?
De nombreux jeunes scientifiques de talent préfèrent aller aux Etats-Unis que de devoir apprendre l’allemand ou le français pour venir étudier en Suisse. C’est dommage! L’anglais est la langue de la science. Il faudrait la parler dès le début des études au niveau du bachelor, au lieu d’attendre le postgrade comme c’est le cas aujourd’hui. Je rêverais de voir dans nos universités ces brillants étudiants chinois, indiens et iraniens qui finissent au MIT.
Mais des scientifiques ne parlant que l’anglais ne seraient-ils pas encore plus coupés des citoyens?
Nos villes sont déjà internationales!
Quelles sont les chances pour un chercheur suisse de faire carrière dans son pays?
Dans ce métier, il ne faut pas avoir peur de bouger. Ma carrière m’a emmené de l’Autriche à Bâle en passant par les Etats-Unis… La situation s’est tout de même améliorée en Suisse. Il y avait auparavant un réel problème avec le corps intermédiaire situé en dessous du poste de professeur, qui manquait totalement d’indépendance. Il est réjouissant de voir maintenant la plupart des Unis et EPF adopter le système de tenure-track, dans lequel les institutions s’engagent à débloquer une place de professeur pour les candidats ayant démontré leur excellence. Les chercheurs ont donc non seulement la liberté de développer leur propre axe de recherche, mais ont également de meilleures perspectives.
Les places de professeur-boursier du Fonds national, valables cinq ans, ont été créées pour encourager les chercheurs suisses…
Elles partent d’une bonne idée, mais il est dommage que ce soit le Fonds National qui procède à la sélection. Les boursiers courent le risque d’être considérés par les universités simplement comme des professeurs gratuits et qu’elles ne s’investissent pas pour eux dans le long terme. Il serait plus intelligent que les universités présentent elles-mêmes leurs candidats au Fonds national et qu’elles les soutiennent. On pourrait aussi imaginer que les financements soient automatiquement plus importants lorsque l’université offre une place tenure-track au boursier.
On voit de plus en plus de partenariats entre universités et entreprises privées. Est-ce que les financements privés sont le salut de la recherche dans notre pays?
Je ne pense pas. Pour l’instant, les sommes engagées restent modestes. Les grandes fortunes s’engagent fortement pour soutenir les musées ou la musique – en particulier ici à Bâle –, mais encore très peu pour la science. Dans les pays germanophones, la science ne fait pas partie de l’héritage culturel. Pour certains, il est honteux de ne pas se souvenir d’une citation de Goethe – mais de bon ton de proclamer que l’on ne comprend rien à la physique… Je pense que la science occupe une autre place dans la culture française.
Vous vous êtes engagé dans un fonds de venture-capital. Pensez-vous que la Suisse est à la traîne sur le plan de l’innovation technologique?
Non, la Suisse est, par exemple, à la pointe dans le domaine biotech – si l’on regarde par exemple le nombre de brevets et de créations d’entreprises par nombre d’habitants. Mais les start-up créées restent encore de très petite taille. Et d’autres domaines ne sont pas aussi performants.
Nos scientifiques sont-ils trop perfectionnistes lorsqu’il s’agit de développer un nouveau produit?
Je ne pense pas. C’est un cliché sans réel fondement – un peu comme celui qui voudrait que les Japonais ne soient pas inventifs. Je vois par contre une assez grande peur du risque en Europe lorsqu’il s’agit de se lancer dans la création d’une start-up. Il manque surtout une culture du management dans le milieu scientifique. De nombreuses start-up coulent parce qu’elles n’ont pas réussi à attirer un bon CEO.
Il y a pourtant de nombreux cours enseignant l’art de fonder une entreprise et de la diriger. Certains sont même gratuits.
Oui, mais l’esprit d’entreprise n’est pas encore assez développé chez les étudiants. Au lieu d’organiser dans les universités seulement des conférences données par des scientifiques de renom, on pourrait également inviter des créateurs d’entreprise. Il nous faut de nouvelles sources d’inspiration!
Les investisseurs s’engagent-ils suffisamment dans l’innovation issue de la recherche?
La Suisse ne manque pas d’argent à investir, c’est sûr. Mais le système d’imposition n’encourage absolument pas l’investissement dans des start-up biotech, qui présentent de hauts risques. Les investisseurs, les fonds de placement ainsi que la compagnie elle-même sont tous trois taxés; c’est décourageant, et cela limite le nombre de start-up qui trouvent finalement un financement. Notre fonds d’investissement ne finance que 5% des projets qui lui sont proposés. Ce n’est pas assez, car il est certain que parmi les autres 95% se trouvent des entreprises qui pourraient avoir du succès.
Quel est le rôle du Conseil suisse de la science et de la technologie, que vous avez présidé pendant quatre ans?
Sa mission n’est malheureusement pas vraiment clairement définie… En théorie, il doit uniquement conseiller le Conseil fédéral. Mais ce dernier n’est que rarement accessible… En fait, c’est lorsque nous n’avons pas respecté les règles en nous adressant directement au parlement et aux universités que nous avons remporté de réels succès, comme par exemple lorsque nous avons plaidé pour des augmentations du budget alloué à la recherche ou la mise en place de tenure-tracks dans les universités.
Le Conseil est-il utile sous sa forme actuelle?
Il est crucial de donner une voix à la science au niveau politique, car sinon elle se retrouve dominée par les politiques et les administrations. Dans l’idéal, cette voix devrait venir de quelques personnalités scientifiques indépendantes, respectées et surtout écoutées. Aux Etats-Unis, les conseillers scientifiques aux présidents ont souvent été excellents. Cela ne correspond malheureusement pas à la mentalité helvétique, qui rechigne à donner trop d’influence à quelques individus. Mais sans une certaine mesure de pouvoir, un comité est inutile…
Un lobbying direct au parlement ne serait-il pas plus efficace?
Peut-être, mais il manque de transparence. De nombreuses personnes se mêlent de politique de la science, mais au fond ce sont souvent des questions de pouvoir et de contrôle qui gagnent.
Manquons-nous de politiciens ayant un background scientifique?
Assurément! La plupart des parlementaires ne connaissent pas bien ce qui se joue dans les universités. Malheureusement, la politique n’a pas une bonne image, surtout auprès des scientifiques. C’est dommage! La politique peut également offrir des sentiments de satisfaction!
Vous sortez d’une réunion avec des gymnasiens avec lesquels vous avez discuté de science. Comment la jeunesse perçoit-elle ce sujet?
Ils voient la science comme étant dangereuse, voire mauvaise. Certains ont même l’opinion qu’elle est la cause de guerres… C’est absurde! La technologie rend la guerre bien plus meurtrière, c’est vrai, mais n’en a jamais causé… Les pires catastrophes du XXe siècle trouvent leur origine dans des théories sociales extrêmes: le national-socialisme, le marxisme, l’intégrisme religieux…
La science est pour vous un garde-fou contre les extrémismes?
Absolument! Elle nous rend plus conscients de notre environnement et de nous-mêmes. Elle nous rend ainsi plus libres.
Mais certaines personnes ne sont pas forcément à l’aise avec cette connaissance, cette liberté…
C’est vrai, la liberté exige de prendre des responsabilités. Cela peut être désagréable… Mais j’insiste: il faut transmettre l’incroyable force philosophique de la science. Elle nous libère de la superstition et de peurs mal définies. La réduire uniquement aux avantages technologiques et économiques qu’elle procure est une grave erreur. En fait, c’est une insulte à la science!
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Une vie entre science, musique et bons mots
Pour Gottfried «Jeff» Schatz, la bonne recherche est simplement définie par «tout ce qui intéresse les bons chercheurs». Ce biochimiste de renommée mondiale est célèbre pour ses travaux sur l’apparition des mitochondries dans les cellules ainsi que sur l’ADN mitochondrial. Sa carrière l’emmène du petit village autrichien de Strem situé à la frontière hongroise au Biozentrum de l’Université de Bâle, en passant par Graz, Vienne, New York et l’Université de Cornell à Ithaca. Il préside ensuite le Conseil suisse de la science et technologie entre 2000 et 2003. Deux livres regroupent ses nombreuses chroniques: «Jeff’s View on Science and Scientists» et «Jenseits der Gene». Il profite désormais de son temps libre pour jouer du violon (il fut musicien aux opéras de Graz et de Vienne) et écrire un roman scientifique. Un échec littéraire ne lui fait d’ailleurs pas peur: «Les erreurs sont la voie de l’innovation. Si les cellules vivantes n’avaient pas fait d’erreurs en copiant leur matériel génétique, nous serions encore tous des bactéries.»
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Une version de cet article est parue dans le magazine scientifique suisse Reflex.
