Le film épatant de la réalisatrice suisse Ursula Meier sort en octobre. Rencontre exclusive avec ses deux acteurs principaux: Isabelle Huppert et Olivier Gourmet.
«Home» s’ouvre sur une scène de rires. Une famille joue au rink-hockey sur la route abandonnée qui borde sa maison. On pense à la gaieté miraculeuse de ces dimanches sans voiture, à la félicité qu’on peut ressentir loin de tout, lorsqu’on est simplement entouré des gens qu’on aime. Au début était le bonheur. Mais la menace ne tarde pas à s’installer. Julien, le benjamin des trois enfants, aperçoit une première machine de chantier. Le lendemain, le bal des goudronneurs commence, avec des ouvriers mis en scène comme des techniciens de théâtre.
Après dix ans d’inactivité, le tronçon 57 de l’autoroute se met à déverser son flot Ininterrompu de voitures, toujours plus dense, toujours plus effrayant. La petite maison solitaire se retrouve cernée par le trafic et un bruit entêtant de moteurs. La mère immature, interprétée par une Isabelle Huppert montée sur bottines Balenciaga, refuse de partir. Par amour, toute la famille l’accompagne dans son attachement obsessionnel à un bonheur évanoui. Commence alors une résistance désespérée contre l’envahisseur qui mène jusqu’au calfeutrement dans une maison tombeau. Aux couleurs chaudes de la campagne bulgare, où s’est tourné le film, succède la noirceur d’un blockhaus fortifié. Dans ce huis clos, ce «road-movie à l’envers» comme le décrit la réalisatrice Ursula Meier, violence et aliénation viennent supplanter la joie originelle.
Les cinéphiles penseront au Septième Continent du réalisateur allemand Michael Haneke, autre film où folie et enfermement se conjuguent. Mais ce long-métrage dépasse toute comparaison.

Ursula Meier, réalisatrice suisse de 37 ans, dont c’est le premier film au cinéma après le téléfilm très remarqué Des Epaules solides pour Arte, façonne un univers qui lui est propre, mécanique comme une tragédie, où l’on doit traverser l’enfer pour peut-être espérer une rédemption. Fable existentialiste, son film laisse la place à différentes lectures. On peut y voir un discours sur l’amour qui conduit au plus profond aveuglement, un conte écolo sur la perte d’un paradis perdu, ou encore une critique de la Suisse, pays qui comme ces cinq Robinsons de bord d’autoroute tente d’endiguer, contre toute logique, les assauts du monde extérieur.
Coproduction suisse, belge et française, le film a reçu un accueil triomphal à Cannes ce printemps où il était présenté dans le cadre de la Semaine de la Critique. Film d’auteur exigeant, dur même, mais qui pourrait rencontrer un succès international du type de ceux qu’ont connu Festen du Danois Thomas Vinterberg ou certaines productions belges de ces dernières années.

Ce long-métrage confirme l’émergence d’un nouveau genre de cinéma en Suisse, loin de notre mythologie nationale et des décors de téléfilm. «Home» profite d’une esthétique superbe, grâce notamment à la photographie d’Agnès Godard, et de performances d’acteurs remarquables. On relèvera surtout celle du Belge Olivier Gourmet qui campe un patriarche athlétique chaussé de santiags, presque méconnaissable pour qui l’a vu affublé de grosses besicles dans Le Fils des frères Dardenne. Parmi les trois enfants, c’est le rôle de Julien, interprété par un jeune garçon originaire de Bussigny (VD), qui marque les esprits. Gamin déboussolé, il est réveillé en pleine nuit par une mère qui lui dit de profiter des heures de calme de l’autoroute pour faire du roller, et effrayé par une grande soeur obsédée par les particules fines. Impeccable comme à son habitude, Isabelle Huppert offre toute sa fougue rentrée à cette mère en déni de réalité, qui s’accroche à sa maison comme à son seul espoir de bonheur. Nous l’avons rencontrée, de même qu’Olivier Gourmet, pour évoquer l’expérience de ce film aussi brillant qu’oppressant.
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«Les actrices sont des mères étranges»
A l’affiche de «Home», l’actrice française Isabelle Huppert a reçu Largeur.com en exclusivité.
Le milieu de l’art contemporain new-yorkais la vénère. Londres en a fait sa reine le temps de l’interprétation de Mary Stuart sur les planches du Royal National Theater. En France, elle tourne avec tous les plus grands réalisateurs: Claude Chabrol, Patrice Chéreau, Benoît Jacquot, Jacques Doillon…Un quasi sans-faute depuis trente ans, mais toujours un désir insatiable de cinéma, une curiosité pour les jeunes réalisateurs et les projets risqués. A l’instar de «Home» où elle interprète unemère indéracinable qui s’accroche à sa maison. Rencontre exclusive dans un café parisien.
Ursula Meier a écrit ce rôle en pensant à vous, qu’est-ce qui vous a convaincue de l’accepter?
Le scénario ne ressemblait pas à ceux qu’on a l’habitude de lire. On sentait un univers assez particulier, quelque chose d’obsessionnel dans l’écriture, une idée fixe qui se répétait à l’infini. J’avais vu également Des Epaules solides, le premier film d’Ursula Meier. En plus, elle m’a parlé de son projet quand je tournais Nue Propriété en Belgique, peut-être que cela m’a influencée car elle possède un talent assez semblable à celui de Joachim Lafosse, le réalisateur.
Où réside, à votre avis, l’intérêt de ce film?
Dans l’observation de la cellule familiale, ces personnages qui vivent en complète autarcie. L’escalade de micro-événements va entraîner certaines situations d’une grande violence.
Comment comprenez-vous les motivations de votre personnage, dont on sait peu de choses si ce n’est son attachement terrible à sa maison?
Je les comprends à hauteur de ce que le film propose. «Home» peut être pris comme une fable, comme une métaphore de notre époque et de la violence du monde extérieur dont il faut se protéger. Tout est symbole, comme cette autoroute qui ne mène nulle part, qui vient d’on ne sait où et ce flux incessant de voitures qui arrivent peu à peu comme une menace, à la manière du camion dans Duel, et vient troubler le bonheur et la paix de cette famille.
Le film White Material de Claire Denis qui devrait sortir prochainement sur les écrans raconte aussi l’histoire d’une femme qui s’accroche, au dépit du bon sens, à sa plantation de café en Afrique. Est-ce une simple coïncidence, ou cela participe-t-il d’un intérêt pour ces personnages obsessifs?
Curieusement on m’a proposé trois fois le même rôle la même année car il faut ajouter à la liste Barrage contre le Pacifique de Rithy Panh où je joue également une mère qui s’attache de manière désespérée à son territoire. Ces films parlent du lieu auquel on se cramponne et de l’amour fusionnel d’une mère pour ses enfants.
Cette proximité thématique me paraissait d’abord un handicap, mais elle s’est finalement transformée en avantage car les contextes de tournages étaient très différents, dans trois pays marquants: le Cambodge, le Cameroun et la Bulgarie, et en compagnie de réalisateurs au style très singulier.
Voyez-vous ces trois films comme une trilogie?
En quelque sorte. J’aime en tout cas en parler en même temps, même s’ils vont sortir à des dates assez éloignées.
Vous avez joué dans plus de soixante films, est-ce qu’au travers du prisme de tous ces rôles on peut découvrir la vraie Isabelle Huppert?
Je laisse une facette de moi dans chacun de mes rôles, mais il y a aussi une idée de progression dans le temps car tous ces films n’ont pas été tournés aux mêmes âges de ma vie. Ils représentent également un éventail large du cinéma, car si ces rôles appartiennent pour la plupart à la catégorie dite des films d’auteur, on trouve aussi des films plus grand public, plus légers. Je crois surtout qu’ils reflètent mes goûts.
Quel rôle vous ressemble le plus?
Je dirais La Dentelière, La Pianiste, Violette Nozière et de manière générale tous les films que j’ai joués avec Chabrol et qui dans leur expression se rapprochent de mon être, raison pour laquelle j’aime les faire.
Depuis quelques années, on vous voit souvent au théâtre, est-ce une façon pour une comédienne exigeante comme vous de prendre plus de risques?
Ce n’est pas une question de risque ou de mise en danger, mais j’aime beaucoup ce que j’ai fait au théâtre ces dernières années car il s’agissait de projets assez aventureux avec des grands metteurs en scène comme Bob Wilson ou Claude Régy.
Avez-vous l’impression qu’il se passe des choses plus intéressantes au théâtre qu’au cinéma?
A la lumière des films que je vois au cinéma en ce moment, je dirais oui. On ne comprend souvent pas pourquoi certains produits, manufacturés sans âme et sans personnalité, arrivent sur les écrans.
On vous sent très cinéphile, combien de films voyez-vous par semaine?
Je ne peux même pas dire que je vois un film par semaine, mais quelquefois sans même visionner un film, je peux deviner s’il est de qualité.
On a vu votre fille Lolita Chammah jouer Salomé à Genève, que pensez-vous de sa jeune carrière?
Que du bien!
Est-ce que vous lui transmettez l’art de jouer?
Pas de manière directe et explicative, je pense qu’elle n’a pas besoin de moi de cette manière. Elle possède une grande force, un talent propre qui lui appartient. Je lui transmets plutôt un goût, un intérêt pour certains univers, certains textes ou certains auteurs.
Est-ce que vos rôles de mère à l’écran influencent d’une quelconque manière votre rôle de mère à la ville, est-ce qu’ils vous aident à trouver les clés, les comportements appropriés?
Non, parce qu’il n’y a pas de définition univoque du rôle de mère. Surtout chez les mères actrices où, au fond, la fonction maternelle a plus de mal à coïncider avec l’image publique et mouvante. Les actrices sont des mères étranges parce qu’elles sont insaisissables.
A l’inverse, il y a énormément de points communs entre l’état d’actrice et celui de mère, avec quelque chose de très intime qui est exprimé des deux côtés.

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«Ursula, ça ne s’explique pas»
Acteur fétiche des frères Dardenne, l’acteur belge Olivier Gourmet incarne le père de famille dans «Home».
Olivier Gourmet promène depuis une dizaine d’années sa face lunaire dans des films d’auteurs belges et français. Acteur fétiche des frères Dardenne, il a remporté le Prix d’interprétation à Cannes pour son rôle de maître menuisier qui enseigne son métier à l’assassin de son fils dans Le Fils. Plus cool, plus rock’n’roll, mais toujours aussi barré, il incarne le pilier vacillant de la famille dans «Home».
Vous avez d’habitude une approche assez minutieuse de vos rôles, comment vous êtes-vous préparé à celui-ci?
Je m’entraîne beaucoup quand mon personnage évolue dans le milieu du travail comme le menuisier que j’ai joué dans Le Fils. Cette approche me permet de donner une densité au personnage en répétant ses gestes. Pour «Home», un film focalisé sur la cellule familiale, je n’ai pas abordé mon rôle de cette manière pratique. Ursula m’avait demandé d’évoluer de façon plus légère que d’habitude, je m’y suis donc efforcé. Sinon, j’ai plutôt réfléchi jusqu’à quel point je devais aller dans la folie, l’aveuglement et la violence.
Que pensez-vous du travail d’Ursula Meier?
Ursula, ça ne s’explique pas. Elle parvient à emmener les gens exactement là où elle le désire. Avant de travailler avec un réalisateur, j’aime discuter avec lui pour savoir de quelle trempe il est afin de m’assurer qu’il va maintenir le cap face aux producteurs et d’autres contingences. J’ai tout de suite reconnu en elle quelqu’un de très solide et de têtu. En plus, elle était bien entourée avec Agnès Godard (directrice de la photographie de Claire Denis, ndlr) à l’image.
Comment avez-vous vécu cette expérience de tournage avec les enfants?
Quand la production les sélectionne bien, qu’on sait qu’ils sont bons et naturels et qu’on les met dans des conditions agréables, les enfants donnent le «la» de l’orchestre des comédiens. Bien sûr, dans les scènes plus psychologiques, il faut prendre le pouvoir, les guider, mais de manière générale j’ai apprécié leur spontanéité et leur plaisir de jouer.
Quel souvenir gardez-vous de ce tournage en Bulgarie?
La chaleur! Le tournage s’est déroulé fin août-début septembre. Il faisait 50° degrés dans cette maison calfeutrée.
On sent un potentiel comique encore non exploité chez vous, allez-vous explorer cette voie à l’avenir?
Quand je parle de comédie, les gens me disent souvent qu’il s’agit de drame. Je trouve Ken Loach plutôt amusant, mais on le classe sous l’étiquette drame social. Le problème avec la comédie, c’est qu’il faut tomber sur la bonne. J’en ai fait pas mal au théâtre avec de bons auteurs. Au cinéma, je trouve qu’il manque d’auteurs capables d’être à la fois drôles, féroces, décalés ou cocasses. Mais dans cette maison en Bulgarie, on aurait pu tourner une comédie autour du même sujet.
Vous partez au Pérou demain, qu’allez-vous y tourner?
Un film belge de Peter Brosens et Jessica Woodworth, un couple de réalisateurs flamand et américain. Ils vivent depuis plusieurs mois dans une région reculée du Pérou à 4500 mètres d’altitude pour s’imprégner de la façon de vivre traditionnelle de ses habitants. Le scénario parle de la modernité qui bouleverse les valeurs et la culture de ces villageois, le tout dans une esthétique très léchée.
Vous êtes plutôt habitué à des écritures plus brutes…
Oui, j’ai généralement peur de l’esthétisme. Quoique le côté brut des Dardenne, par exemple, constitue aussi une forme d’esthétique. Ils sont très attentifs aux couleurs, aux bruns, aux gris. Si ce parti pris léché s’allie au sujet, je l’accepte.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire de l’été 2008.
