Les quelque deux cents Etats qui se partagent la planète offrent au curieux une grande diversité que notre regard, quoiqu’aiguisé par les reportages télévisés, considère souvent avec étonnement. Mais rarement tout de même avec la stupéfaction que suscite «Love me Turkmenistan», un reportage photographique de Nicolas Righetti publié à Genève aux éditions Labor et Fides.
La matière est brute. Rien que des photos, pas de mots, ou presque, juste quelques légendes elliptiques, distanciées, d’un humour cruel et pince-sans-rire.
Righetti connaît bien l’Asie pour l’avoir parcourue en long et en large. Apparemment, c’est le despotisme, cette plaie ancienne des civilisations de l’Orient, qui l’a marqué. Il y a quelques années, il nous donnait à voir la Corée du Nord dans un reportage sobrement intitulé par une de ces antiphrases qu’il adore, «Le dernier paradis».
Pourquoi alors passer du dernier paradis coréen à celui des Turkmènes? «Parce qu’après quatre voyages en Corée du Nord où je n’ai jamais pu parler avec un autochtone qui ne soit pas un guide, j’avais envie de voir autre chose. J’hésitais entre le Turkménistan de Saparmyrat Niazov et l’Irak de Saddam Hussein. Les Américains ont choisi pour moi.»
Attiré par la démesure et l’insolite, Nicolas Righetti n’a pas été déçu. Question dictature, le dirigeant turkmène a fait très fort. Quand l’Union soviétique se désagrège, Saparmyrat Niazov est déjà en place come chef d’une de ces républiques d’Asie centrale intégrées à l’URSS et dirigées dans les faits depuis Moscou.
L’homme est un «homo sovieticus» pur sucre, un vrai produit du régime, élevé dans un de ces orphelinats qui, sous Staline, fabriquaient en série les futurs cadres de l’armée et de la police.
Le Turkménistan étant devenu soudain indépendant, son président n’eut même pas à se baisser pour ramasser le régime et le modeler selon ses désirs. Il faut ici préciser qu’il s’agit d’un immense pays (presqu’aussi grand que la France) fort peu peuplé (5,5 millions d’habitants) et quasi désertique. Mais immensément riche en pétrole et en gaz– cinquième réserve mondiale.
Je ne sais si Niazov a eu l’occasion d’étudier l’histoire suisse, mais le fait est que dès son accession au pouvoir, après avoir fait de sa personne le nombril de l’univers, il érigea la neutralité en pilier de sa politique extérieure tout en acceptant sans rechigner les roubles énergétiques versés par Moscou.
Débarrassé de toute ingérence étrangère, les poches pleines, il put ainsi, comme un enfant, se construire un monde avec ses lego, refaçonner le pays à sa manière. Il en change l’alphabet, le calendrier, l’architecture (démolissant les immeubles soviétiques pour les remplacer par des constructions orientalisantes), imposant des mots nouveaux dans le vocabulaire, etc.
Ecrivant comme tout dictateur qui se respecte un livre de pensées, «Le Ruhnama», que les Turkmènes doivent apprendre par cœur. Parsemant enfin le pays de statues couvertes d’or à son effigie.
C’est cet apport niazovien que traque l’appareil de photo de Nicolas Righetti. La tâche du photographe n’a pas été facile. On s’en doute, une telle dictature préfère tenir les journalistes au large. Righetti parvint à obtenir un visa en présentant un projet aussi ubuesque que le pays qu’il voulait visiter: «J’avais proposé un reportage mettant en valeur l’hôtellerie turkmène. L’idée leur plaisait. J’allais donc officiellement au Turkménistan pour photographier tous les hôtels du pays, sans exception, même si tous sont irrémédiablement vides. Aucun touriste. Seule présence humaine dans ces lieus d’accueil, du hall aux chambres, le portrait du Président Niazov.»
Ce président omnipotent est évidemment omniprésent sur les photos de Righetti. Mais la diversité des poses, la variété des endroits où il trône, l’inventivité de ses thuriféraires sont telles que l’œil ne se lasse pas. Une seule tronche, préparée à toutes les sauces imaginables, fait le spectacle. Un spectacle qui commence par faire sourire, qui peu à peu sème l’effroi. Qui glace enfin quand on réalise que cet individu au sourire contraint tenait sous sa botte dorée un peuple entier.
Sa déification à outrance ne l’empêcha pas, fort heureusement, de mourir comme n’importe quel mortel fin décembre 2006. Aux dernières nouvelles, son successeur a des ennuis. Dans la nuit du 12 au 13 septembre, une bataille rangée aurait opposé dans ce pays hyperfliqué les forces de l’ordre à une bande armée dont on ne sait pas grand-chose. Il est possible qu’une lutte pour le pouvoir ait commencé, mais ce n’est qu’une fragile hypothèse.
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Nicolas Righetti: «Love me Turkmenistan», Editions Labor et Fides, Genève. En vente en librairie.
Du 30 octobre 2008 au 22 février 2009, Nicolas Righetti exposera ses photos turkmènes au Museum für Gestaltung à Zurich dans le cadre de l’exposition «Kopf an Kopf – Politikerporträts».