CULTURE

Margiela, l’anniversaire du créateur inconnu

La Maison Martin Margiela célèbre ses 20 ans. Un anniversaire qui intervient alors que les dernières collections se sont fait chahuter et que Diesel, son nouveau propriétaire, tente de le propulser sur une échelle globale.

Derrière le vêtement, l’absence. Georges Perec aurait pu inventer cette histoire de disparition d’un créateur qui n’a jamais montré son visage aux photographes de presse. Là où certains designers choisissent l’hypermédiatisation pour imposer l’image de leur marque, Martin Margiela préfère ne pas apparaître sur les podiums dans le sillage de ses défilés, ne signe pas ses créations, ne fait pas de publicité et refuse les demandes d’interviews à quelques rares exceptions.

Réalisés par fax, ces jeux de questions-réponses ressemblent à des chassés-croisés entre un chat journaliste et une insaisissable souris belge. Le créateur s’exprime à la première personne du pluriel pour mettre en avant la dynamique collective de sa maison. Il laisse toutes les questions ouvertes, confie l’interprétation de ses vêtements au seul jugement de ceux qui les portent, n’impose rien. «Nous n’avons pas besoin de mon image physique pour exprimer notre travail», se borne-t-il à répéter. Snobisme, disent certains, intégrité, acclament d’autres. Ce qu’on sait de lui se résume en trois lignes factuelles.

Né dans la ville de Louvain en 1957, il étudie à l’Académie des beaux-arts d’Anvers comme la plupart des créateurs belges qui règnent aujourd’hui sur la mode. S’il ne fait pas partie du fameux «groupe des six d’Anvers» qui part en camion à la conquête de la Fashion Week londonienne en 1986, on l’y associe souvent car il est l’un de leurs contemporains et camarades d’école. Ses premiers pas, Martin Margiela les effectue en 1984 chez le styliste le plus provocateur de l’époque, le Français Jean-Paul Gaultier.

Les deux hommes se croisent à nouveau quand Gaultier reprend des mains de Margiela les rênes de la direction artistique chez le sellier Hermès. Le Belge montre sa première collection sous son nom propre en 1988 sur un terrain vague de Belleville. Déjà l’anti-glam, prémice des recherches futures. Déjà les obsessions du non-lieu et de l’incognito qui s’incarne en des mannequins dissimulés sous des cagoules noires.

Il érige ces principes en système. Les mannequins Margiela n’apparaissent plus désormais que les yeux barrés d’un coup de marqueur. Un trait noir devenu lunettes de soleil futuristes l’année dernière.

A défaut d’un créateur mascotte, certains articles deviennent rapidement emblématiques. Il y a le t-shirt col en V coloré dont la vente revient à la lutte contre le sida. Il y a les chaussons mitaines japonais, déclinés aussi sous forme de bottes en cuir. Il y a encore cette fameuse étiquette minimaliste que les initiés reconnaissent aux quatre points en croix qu’elle forme dans le dos des vêtements. Les inscriptions qui s’y trouvent se résument à une liste de chiffres, notations complexes qui classent les pièces selon leur appartenance à une ligne.

Mais la postérité unira surtout le nom du Belge au recyclage. C’est sa spécificité. Le designer rachète des stocks entiers de baskets de l’armée ou de chemises formelles d’ouvriers, leur confectionne de nouvelles manches, les triture, les dépièce, les passe dans des bains chimiques, les rapièce. Il sublime le vieux et le vernaculaire pour en faire du neuf.

Cette pratique du palimpseste couplée à la tendance à montrer les éléments (coutures, revers, usures) que la mode traditionnelle cherche habituellement à dissimuler lui vaut d’être taxé de déconstructiviste, un terme qui désigne habituellement un courant de l’architecture contemporaine, partisan de bâtiments à l’apparence visuelle fragmentée et agéométrique. Bien vu. Bien pratique surtout pour évoquer la recherche expérimentale du créateur, même si la dénomination prend le risque demasquer l’autre dimension de Margiela: un attachement émouvant à la tradition qu’il réinterprète.

Fasciné par l’histoire d’un vêtement et la somme de travail et de compétences qu’exige chaque pièce, cet habile tailleur a créé la ligne Artisanal. Equivalent de la haute couture pour ce qui concerne le prix, laminutie et l’exclusivité, Artisanal prend le luxe à revers car ces pièces uniques sont confectionnées à partir de toile de parachute, de housses de fauteuils et d’autresmatériaux de récupération a priori sans valeur.

Le luxe, dans le système du Belge, c’est le temps passé à créer le vêtement. Un long descriptif détaille sur chaque pièce les différentes étapes de création et le nombre d’heures de travail à la main des couturières. Cette ambition pédagogique concerne aussi les autres lignes. Les chanceux qui ont assisté à la présentation d’une nouvelle collection apprécient ces moments que la Maison tâche de rendre privilégiés. Pour l’anecdote, lors du dernier événement homme de janvier, les invités pouvaient se rendre durant toute une journée au siège de la maison rue St- Maur non loin de la Bastille. Comme les boutiques de lamarque, cette ancienne école est enduite de peinture blanche des sols aux plafonds.

Une assistante vêtue de sa blouse blanche réglementaire venait chercher les groupes d’arrivants à intervalle régulier et les conduisait dans une salle obscure. Là, une quinzaine de mannequins disséminés dans toute la pièce semblait plongée dans la lecture d’un grand journal. A la une, leur silhouette à l’échelle qui mettait en abyme le corps et le vêtement. Un projecteur se braquait alors sur un mannequin qui pliait son journal. La leçon pouvait commencer. L’assistante détaillait les tenues, racontait les thèmes de la collection, traçait des parallèles entre les modèles à la façon d’un guide au musée. Une mise en scène didactique qui place le vêtement au centre du spectacle comme un objet précieux digne de la plus haute attention.

Martin Margiela poursuit depuis vingt ans cette démarche originale, critique envers le consumérisme aveugle et en marge de l’industrie du luxe. Ses fans, des professeurs d’art plastique, des architectes, des journalistes, des littérateurs, appartiennent aux milieux intellectuels adeptes d’unemode discrète et pointue.

Ils aiment l’érudition conceptuelle des pièces, les tons terreux chers au créateur, les coupes classiques dont l’originalité tient souvent à un détail surprenant. «Dans du Margiela, on se sent un peu plus intelligente », dit par exemple Florence Tétier, graphiste lausannoise d’une trentaine d’années. Ils sont peut-être surpris par l’évolution du maître qui, depuis quelques saisons, divise la presse spécialisée. Jean déchiré réduit en charpie pour l’été, bottes en peau de serpent et robes léopard pour l’hiver chez les femmes, combinaisons de motard, motif barbelé et imprimés python au vestiaire hommes… Les experts ont de quoi s’avouer interloqués par ces modèles qui flirtent (ironiquement?) avec la vulgarité.

Brouillage des pistes d’un créateur plus visionnaire que jamais? Ou est-ce là l’influence italienne de Renzo Rosso, le patron du groupe Diesel qui a racheté la maison il y a trois ans avec pour objectif d’en faire une marque glo- bale? Comme d’habitude, seul le vêtement subsiste chez Martin Margiela. Alors regardons de plus près ces robes et ces blazers aux cols démesurés, ces silhouettes en forme de triangles inversés, ces imprimés animaux qui seront en boutique cet automne.On peut les voir, à l’instar de Suzy Menkes, la chroniqueuse mode du Herald Tribune, comme une parodie du style du créateur belge ou comme la quintessence de sa recherche sur le patronage.

Pour se faire son propre avis, quoi de plus recommandable qu’une visite au Musée de la Mode d’Anvers (MoMu), certainement l’institution la plus captivante du domaine. Elle propose, dès septembre, une rétrospective de 80 modèles du designer belge à l’occasion de ses 20 ans de création.

——-
Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire d’automne 2008.