Ne pas devoir sortir de table précipitamment à 19h30 tapante pour regarder le téléjournal, pouvoir profiter des émissions de la Télévision suisse romande (infos, magazines d’actualité) sans se préoccuper des horaires et des dates de diffusion, les Suisses romands en rêvaient depuis longtemps. Et ils se sont habitués à le faire sur Internet, via le site TSR.ch.
Mais l’on s’apprête à franchir une nouvelle étape dans le domaine de la télé à la carte, qui va cette fois investir le salon: Cablecom, le plus grand cablo-opérateur du pays, vient d’annoncer pour le premier trimestre 2009 la mise en place d’une nouvelle plateforme de télévision à la carte. Environ 250 films seront disponibles en vidéo à la demande (VOD), mais surtout, les émissions produites par la télévision suisse, une fois diffusées, pourront être visionnés à n’importe quel moment en qualité grand écran, sur un téléviseur classique. Une innovation rendue possible par la modernisation du réseau câblé, dont le débit atteindra 100 mégabits par seconde.
«Il s’agira d’un système de catch-up TV (voir lexique plus bas) très simple à utiliser, la clé du succès selon nous, annonce Claude Hildebrand, directeur pour la Suisse romande de Cablecom. Concrètement, le téléspectateur disposera d’une bibliothèque de programme. Il lui suffira de sélectionner l’émission de son choix au moyen de sa télécommande pour la visionner en streaming. Aux Pays-Bas, où notre maison mère UPC propose déjà ce service, 60% des téléspectateurs y font appel.» Pour des raisons de droits d’utilisation, seul le contenu produit par la TSR (les journaux d’informations ou les émissions comme Mise au point, Infrarouge, etc.) alimentera cette plateforme, et pas les films ou les séries achetées à l’étranger.
La TSR n’en est pas à son coup d’essai en la matière puisqu’une expérience pilote baptisée VarioTV est actuellement menée à Sierre, où un réseau de fibre optique a été déployé par Sierre-Energie vers 2’300 foyers. «Les programmes de la TSR sont accessibles d’un simple clic, explique Benoît Cosandey, responsable du réseau VarioTV. Nous avons particulièrement travaillé l’interface et la facilité d’utilisation. Avec succès: nous avons d’excellents retours de la part des usagers, y compris de personnes très âgées qui l’utilisent sans problème.» Et gratuitement, puisqu’il s’agit d’un test… A plus grande échelle, et à plus long terme, il faudra certainement payer (à la pièce ou sous forme d’abonnement) pour pouvoir regarder à sa guise des émissions en différé. Cablecom n’a pas encore fixé les tarifs. Dans un premier temps, l’opérateur pourrait utiliser l’offre TSR comme un produit d’appel afin d’attirer de nouveaux clients vers son service. Quoi qu’il en soit, l’opérateur devra rétribuer la chaîne pour pouvoir stocker et diffuser ses programmes. Le montant de cette rétribution n’a pas encore été déterminé.
Les ambitions de Swisscom
Swisscom avait dégainé le premier avec sa BluewinTV, un service qui compte déjà plus de 80’000 abonnés. La bataille entre les deux poids lourds du marché suisse s’annonce stimulante, et fera indéniablement pression sur les prix. Car Swisscom répète depuis longtemps que la télévision constitue un des piliers de sa stratégie de développement du réseau fixe. Avec le système de Swisscom, les données transitent via la prise téléphonique (ligne ADSL), à travers un boîtier lui-même relié à la télévision.
Il est déjà possible de visionner 24h/24 des films en streaming (quelques secondes suffisent à lancer le long-métrage de son choix), pour un coût unitaire compris entre 3,50 francs et 6 francs (selon qu’il s’agit ou non d’une nouveauté), cela dans une qualité comparable à celle d’un DVD. Le catalogue à disposition n’a toutefois rien de renversant: à peine plus de 200 films en français, et pas toujours de premier choix… Chaque mois, quelques nouveautés sont proposées. L’abonnement mensuel de base est facturé 19 francs, auxquels il faut ajouter la facture mensuelle de la ligne téléphonique. Comme avec un lecteur de DVD, l’utilisateur dispose des fonctions pause, avance et retour rapide, etc. Mais les services de vidéo à la demande se limitent pour l’instant à la consommation de films, ainsi qu’aux matches de football et de hockey des championnats suisses, dont Swisscom a acquis les droits de diffusion. L’offre télévisuelle – plus de 120 chaînes – se visionne quant à elle de façon linéaire.
Mais il semble déjà évident que Swisscom négociera aussi avec la SSR pour pouvoir proposer, sur BluewinTV, les programmes des chaînes nationales suisses à la demande. L’opérateur italien Fastweb, racheté par Swisscom il y a un peu plus d’un an, diffuse d’ailleurs déjà en VOD les émissions produites par la RAI. Et il se trouve que le patron de Fastweb, Stefano Parisi, passe une grande partie de son temps en Suisse pour revoir la stratégie de développement de Swisscom… L’enjeu est immense: l’opérateur national investira ces prochaines années 7 milliards de francs pour la pose de fibres optiques dans tout le pays. Pour rentabiliser cette technologie, connue sous le nom de FTTH (fiber to the home), la télévision à la demande représente le marché le plus prometteur. Et la SSR sera évidemment en première ligne pour diffuser ses programmes sur ce nouveau réseau. «Nous sommes ouverts à la discussion avec Swisscom», dit Gilles Marchand, directeur de la TSR. En attendant, l’opérateur peaufine sa technologie. «Plusieurs projets sont à l’étude, dit Christian Neuhaus, porte-parole de l’opérateur. La prochaine étape consistera à proposer des films à la demande en haute définition.»
Nouveau modèle pour la TSR
Dans l’intervalle, le partenariat avec Cablecom pose de nombreuses questions stratégiques pour la télévision suisse. Car en tant que diffuseur, il y a des risques à favoriser ainsi l’émergence de la télé à la demande sur divers supports. Le fait que les spectateurs puissent visionner quand bon leur semble les émissions de la chaîne va logiquement éroder l’audience du canal traditionnel, lors de la diffusion à l’horaire prévu par la grille de programme. «C’est un modèle économique entièrement nouveau, tout le monde cherche un peu ses marques, reconnaît Bernard Rappaz, rédacteur en chef de TSR Multimédia. Auparavant, nous étions dans un monde simple où l’on était à la fois producteur et diffuseur. Ce n’est plus systématiquement le cas. Mais cette situation comporte aussi des avantages: nous avons l’opportunité d’entrer en contact avec de nouveaux publics.»
«La TSR en tant que diffuseur pourrait y laisser quelques plumes, mais elle va y gagner comme producteur, estime à ce propos Daniel Rufle, marketing manager chez Nagra, fournisseur de technologie pour les opérateurs de TV à la carte. Pour la TSR, proposer ses archives sur plusieurs plateformes revient à valoriser davantage ses productions maisons, qui représentent en fait sa plus-value.»
L’objectif des chaînes nationales peut donc se résumer ainsi: vendre sa production propre sur un maximum de supports afin de tenir ses parts de marché et développer une nouvelle rentabilité. «Nous vendons déjà du contenu à des tiers, souligne d’ailleurs Gilles Marchand. Swisscom, par exemple, propose à ses abonnés mobiles le Journal de 100 secondes, que nous produisons.» De tels partenariats, comme celui en cours avec Cablecom, sont appelés à se généraliser: «Cela permet de faire exister la marque TSR sur plusieurs plateformes, et, sur le plan économique, d’anticiper la baisse annoncée des recettes publicitaires sur le canal classique. Actuellement, la publicité représente 25% de notre chiffre d’affaire (la TSR génère environ 100 millions de francs de recettes publicitaires); le reste de nos rentrées d’argent proviennent de la redevance et, dans une moindre mesure, de la vente de productions propres. Cette dernière source de revenu pourrait prendre de l’importance à l’avenir.»
Actuellement, la TSR produit seulement 25% des émissions qu’elle diffuse, le reste étant acheté à l’extérieur. Avec le développement des plateformes de TV à la carte, la production de contenu deviendra d’autant plus prioritaire pour les chaines nationales que les contenus achetés ailleurs (séries, films) seront disponibles très facilement par d’autres intermédiaires, en un seul clic.
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La concurrence d’internet
La vidéo à la demande explose sur le web. Mais les utilisateurs suisses restent sur leur faim.
En matière de programmes à la demande, le flot de films, séries et émissions en tout genre, circule de plus en plus via Internet pour être visionnés directement sur les écrans des ordinateurs. Selon une étude de l’institut Médiamétrie, le temps quotidien passé par les téléspectateurs français devant les grandes chaînes hertziennes (TF1, France 2, France 3, Canal+ et M6) a diminué en moyenne de 18 minutes au premier semestre 2008.
L’enquête précise également que 40% de la consommation audiovisuelle des 13-24 ans transite désormais par leur ordinateur. Conséquence: les investissements publicitaires sur internet ont augmenté de 30% au premier semestre. «D’ici trois ou quatre ans, les recettes publicitaires du Net dépasseront celles de la télévision», prédisait Martin Rogard, directeur du site Dailymotion dans la presse française.
Pour l’utilisateur-spectateur, la difficulté consiste en premier lieu à s’y retrouver face à la diversité et à la fragmentation de l’offre. Sauf que pour les Suisses, un obstacle majeur subsiste: l’incontournable question des droits d’utilisation, qui sont toujours gérés par pays. Ainsi, la plupart des plateformes étrangères de vidéo à la demande, telle que canalplay.com (un service proposé par le groupe Canal+), ne sont pas accessibles depuis la Suisse.
En Suisse, dvdfly.ch propose désormais un choix de 500 films en vidéo à la demande, à télécharger au préalable sur sa machine (pas de streaming possible). Mieux que rien, même si l’offre n’a rien de comparable avec ce qui existe aux Etats-Unis, où des plateformes comme netflix.com proposent des milliers de titre en VOD. Idem pour le portail américain de iTunes, qui fait le bonheur des accros aux séries TV, alors que la version destinée au marché suisse ne propose aucun contenu vidéo pour l’instant.
«Les sociétés de productions américaines ne veulent pas commettre la même erreur que l’industrie du disque. Pour combattre le piratage, elles ont compris qu’il valait mieux prendre les devants et occuper le terrain», note Emily Turrettini, animatrice du blog Watching TV online. Résultat: les films, séries et émissions sont désormais disponibles sur plusieurs plateformes de vidéo à la demande, voire directement sur les sites des chaînes, immédiatement après leur diffusion.
Une précaution qui n’empêche toutefois pas les sites de streaming pirates de prospérer, à la frontière de la légalité. Sur la plateforme sidereel.com, par exemple, un grand nombre de liens sont répertoriés, qui donnent accès gratuitement aux dernières séries et films. La qualité d’image laisse à désirer, avec parfois des coupures, mais la recette fonctionne, y compris, cette fois, pour les Suisses…
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Lexique:
Télévision à la demande ou «catch-up TV». Système permettant de visionner en différé (de quelques minutes, de quelques heures ou parfois de quelques jours) une émission de télévision classique: retransmission sportive, journal télévisé, etc.
Vidéo à la demande ou «VOD». Système permettant de télécharger en temps réel n’importe quel programme vidéo, qu’il s’agisse d’un film, d’une série ou d’une émission de télévision.
Lecture en continu ou «streaming». Permet la lecture d’un flux audio ou vidéo à mesure qu’il est transmis par l’émetteur. Cette technologie s’oppose à la diffusion par téléchargement, qui nécessite de récupérer l’ensemble des données d’un fichier avant de pouvoir le regarder.
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Une version de cet article est parue dans le magazine économique Bilan du 24 septembre 2008.