TECHNOPHILE

La modélisation numérique version 2.0

En 20 ans, les logiciels 3D se sont imposés dans les bureaux d’architectes. Les nouvelles plateformes intègrent davantage de paramètres et permettent de partager les données et de suivre en temps réel l’avancement des travaux.

«Au début des années 1980, quelques architectes précurseurs ont commencé à utiliser des logiciels pour concevoir leurs bâtiments. Depuis, la situation s’est complètement inversée: seule une poignée de professionnels se paye encore le luxe de continuer à travailler sur du papier et des feuilles de calque.» Philippe Butty, PDG d’Abvent Suisse, résume parfaitement la situation: en quelques années, les logiciels de conception assistée par ordinateur (Computer aided design, CAD), tels qu’Archicad (Abvent), Revit (Autodesk), MicroStation (Bentley Software) et Allplan (Nemetschek), se sont placés au cœur du travail des architectes.

Mais une nouvelle révolution est en marche: «A l’instar du web 2.0, nous assistons à l’émergence de ce que l’on peut appeler la CAD 2.0», s’enthousiasme Jeffrey Huang, directeur du laboratoire Media and design, à l’EPFL. En d’autres termes, la conception sur ordinateur devient collaborative. «Les plateformes virtuelles telles que Second Life ou Multiverse sont désormais utilisées. Elles permettent à des personnes, qu’elles soient impliquées ou non dans un projet, de visiter, explorer, interagir et commenter une maquette 3D, explique Russell Loveridge, architecte et doctorant au laboratoire de la production d’architecture (LAPA), à l’EPFL. Les architectes et les designers recourent également à des outils gratuits comme GoogleEarth (qui permet désormais d’intégrer des modèles 3D des bâtiments) pour partager leur projet avec le reste du monde, communiquer et confronter leurs créations à la réalité environnante.»

Au-delà des images en 3D, les architectes utilisent leurs nouveaux outils pour partager de plus en plus d’informations avec les autres acteurs de leur projet (créanciers, maîtres d’œuvre…). Baptisé BIM 2.0 (Building Information Management Model), ce nouveau concept se traduit de différentes façons: «Modélisations des données architecturales», «Modélisation des données du bâtiment», ou encore «Virtual Building». De quoi s’agit-il? «Le BIM est l’équivalent, pour l’architecture, des modèles de production digitale utilisés par les industries de l’aéronautique et de l’automobile», explique Russel Loveridge. Plus qu’un logiciel, il s’agit avant tout d’une méthodologie. Elle a pour vocation de rassembler dans un même fichier informatique l’ensemble des données d’un projet, des tous premiers instants de la conception à la construction (plans, images 3D, matériaux utilisés, détails budgétaires, avancement du projet…).

Cette base de données se matérialise sous la forme d’une maquette numérique complète du bâtiment sur laquelle tous les acteurs du projet, de l’architecte au maître d’œuvre en passant par un éventuel bureau d’études, peuvent intervenir. «A l’image des flux RSS, toutes les modifications effectuées sont mises à jour instantanément, ce qui permet aux acteurs d’être informés des décisions en temps réel», détaille Jeffrey Huang. Grâce aux moteurs paramétriques des programmes informatiques, tout changement se répercute automatiquement sur l’ensemble du projet, y compris les vues de modèle, les feuilles de dessin, les nomenclatures, les coupes, les plans et les rendus. Le tout s’effectue à travers une maquette numérique qui se construit au fur et à mesure, permettant de constater visuellement l’avancement du projet.

L’enjeu est stratégique. Actuellement, les données relatives à la conception et à la construction d’un bâtiment restent bien souvent détenues par les seuls créateurs. Rassembler l’ensemble des pièces du puzzle, pour passer des images virtuelles à la construction, est alors un pari difficile, dont l’addition peut-être salée: dépassement de budgets et délais rallongés s’accumulent parce qu’un bâtiment numérique reste éloigné de l’archaïsme relatif des chantiers.

Le cabinet d’architecture américain, Skidmore, Owings & Merrill (SOM), est l’un des premiers à avoir utilisé des logiciels orientés BIM 2.0 pour le projet emblématique de la Freedom Tower, la tour de 541 mètres qui doit remplacer les Twin Towers au cœur de Manhattan. Selon les chiffres du cabinet, BIM a permis de réduire la documentation de «20’000 fichiers CAO à cinq bases de données architecturales». Une expérience pour l’instant très concluante, selon le bureau SOM, qui travaille sur ce projet avec plus d’une centaine de partenaires.

Mais attention, le BIM 2.0 ne présente pas que des avantages pour les architectes. «Ils sont souvent imposés par une «force obscure», estime Jeffrey Huang. Les clients et les entrepreneurs, réalisant les économies qu’il est possible de tirer de tels logiciels, tentent de les introduire dans notre industrie. Mais, pour les architectes, les BIM représentent souvent une douleur. La construction du modèle numérique complet d’un bâtiment prend du temps et, surtout, arrête le projet, suspendant les moments de doutes créatifs nécessaires à la production d’un design vraiment excellent.»

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La fabrication contrôlée par ordinateur

L’architecte utilise des logiciels de CAD (Conception assistée par ordinateur) qui permettent de dessiner de nombreuses formes. «Mais les images 3D qui sont ainsi produites restent virtuelles, et le défi reste de passer de ces images à la construction. Un énorme travail – qui engendre des coûts importants – reste nécessaire pour trouver des formes qui soient réellement constructibles», résume Ivo Stotz, architecte et doctorant au laboratoire de construction en bois à l’EPFL.

Pour résoudre ce problème, le laboratoire de la production d’architecture (LAPA), à l’EPFL se concentre sur le développement et l’utilisation d’une «chaine numérique» architecturale. Concrètement, il s’agit de développer «des logiciels de CAD et de modélisation 3D qui permettent l’utilisation d’une même base de données, de l’ordinateur qui sert à réaliser l’image à celui qui dirige la fabrication des pièces, résume Russel Loveridge, architecte et doctorant au LAPA. Dans ce contexte, il existe trois types de fabrication: le prototypage rapide, la fabrication CNC (Computer numerically controlled) et la production automatisée».

Le prototypage rapide (aussi appelé 3D printing) utilise un système d’impressions additives de couches pour former un solide 3D. «Cette technologie est rapide, mais elle permet de réaliser qu’un nombre limité de prototypes, explique Russel Loveridge. En revanche, la production CNC offre de plus en plus d’opportunités aux designers et aux architectes pour contrôler directement la fabrication des composants.» Par ailleurs, la production automatisée, encore souvent associée à la fabrication des véhicules à moteur, commence à être employée dans la production de logements préfabriqués et de composants complexes pour les bâtiments.

Au laboratoire de construction en bois, l’EPFL, en association avec l’Université de Lyon, développe également un logiciel inspiré de la géométrie fractale, pour simplifier le passage du virtuel au concret. «A une forme architecturale dessinée en 3D, nous ajoutons des points, ce qui va créer un maillage de plus en plus raffiné, explique Eric Tosan, ingénieur informaticien à l’Université de Lyon. Les quadrilatères ainsi formés représentent, dans la construction, des planches de bois. Ainsi, il est possible de passer directement de l’image 3D, à l’usinage des planches, dont l’ensemble des caractéristiques est calculé par le logiciel.» D’après les chercheurs, un logiciel de ce type devrait permettre de réaliser des formes plus complexes et de réduire les coûts.

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Une version de cet article est parue dans le magazine scientifique Reflex, en vente en kiosques.