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Le nouveau désordre mondial

A l’heure de la rentrée, le bilan de l’état du monde n’est vraiment pas glorieux. Ni rassurant. Où que nous portions nos regards, la ligne de l’horizon se trouble, perd sa netteté, devient floue.

Rares sont ceux qui osent encore voir dans le président Bush un parangon de la liberté. En lançant à l’automne 2001 sa «guerre au terrorisme», il a plus troublé les esprits qu’inquiété les responsables des attentats de New York et Washington.

Normal. On ne fait pas la «guerre» au terrorisme, entreprise par définition individuelle, même si elle s’inscrit dans une mouvance collective. On ne peut que «lutter» contre le terrorisme en ciblant au plus près les objectifs à atteindre. Et en prenant soin de s’attirer la sympathie des malheureuses victimes des attentats au lieu de les accabler.

En faisant passer une série de lois liberticides à l’intérieur même des Etats-Unis, G. W. Bush, plutôt que renforcer une démocratie toujours perfectible, n’a fait que l’affaiblir. En donnant à l’étranger cette image négative d’un pays qui a tout de même sauvé à deux reprises les démocraties européennes lors des guerres mondiales, il est parvenu à créer une réaction de rejet inédite.

Nombre d’Européens refusent désormais de se rendre aux Etats-Unis tant que cette clique fascisante sera au pouvoir. Exactement comme on boycottait l’Espagne de Franco dans les années 1950-1960. Un comble!

Cette même clique de protestants intégristes et de néoconservateurs extrémistes est parvenue, sous prétexte d’«exporter la démocratie», à faire de l’Irak et l’Afghanistan des champs de ruine où des résistants forcément islamistes, mais dotés d’un idéal et d’une grande mobilité, font des cartons sur des cow-boys occidentaux empêtrés dans leurs armements, leur méconnaissance du terrain et leur mépris des gens qu’ils sont censés protéger. Comme si les Espagnols, en inventant il y a deux siècles le mot et la pratique de la guérilla, n’avaient pas enseigné une fois pour toute qu’une puissance si grande soit-elle ne peut rien contre un peuple décidé à se défendre contre un agresseur.

Les dirigeants américains ont contraint leurs alliés membres de l’OTAN de les suivre dans cette aventure. Faute de stratégie, ils ont, par à-coups, étendu outre mesure le champ d’intervention d’une organisation qui, quoi qu’on en pense, reste en principe le bras armé de la civilisation occidentale.

Il était déjà surprenant (depuis un demi-siècle!) de voir le traité de l’Atlantique Nord s’appliquer à la Turquie. Mais en faire le garant de la reconquête démocratique de l’Afghanistan était tout simplement surréaliste. Et ne pouvait que mener au désastre actuel. Ce n’est pas demain que les jeunes Afghanes se promèneront à nouveau en mini-jupes dans les rues de Kaboul comme elles le faisaient dans les années 1970.

D’autant que rien n’a été entrepris pour tenter de résorber les deux foyers cancérigènes dont les métastases n’en finissent pas de corrompre toute normalisation de la vie sociale.

En Palestine, de plan de paix en feuille de route, le conflit judéo-arabe ne cesse de pousser les populations sur des positions de plus en plus extrémistes. Au nationalisme palestinien répond un nationalisme israélien de plus en plus extrémiste comme le prouveront sous peu les élections anticipées imposées par le retrait d’Olmert. Ce tintamarre belliqueux, voire belliciste, étouffe toute parole sensée. Où sont donc passés les partisans du dialogue et de la négociation?

Plus à l’Est, le Cachemire ne cesse (depuis le partage de 1947 et quelques guerres subséquentes) de bouillonner de la haine fort peu contenue que se portent hindouistes et musulmans. Or, sans résolution de ce conflit, le Pakistan est condamné à l’instabilité (comme celle qu’annonce la fraîche déposition de Musharaf), une instabilité qui alimente non seulement l’islamisme radical pakistanais mais déborde aussi sur l’Afghanistan.

N’oublions pas qu’Israël, le Pakistan et l’Inde, parties prenantes à ces conflits, sont des puissances dotées de l’arme nucléaire. Cette réalité-là est de loin plus dangereuse que l’épouvantail iranien sans cesse brandi pour gruger des téléspectateurs distraits.

En raison de son immobilisme et de sa pusillanimité, l’Union européenne partage largement avec les Etats-Unis la responsabilité de cette gabegie. Faute avant tout d’une politique de défense (et des investissements qu’elle implique) et d’une politique étrangère communes.

L’affaire géorgienne nous le prouve une fois de plus: l’Europe ne s’est pas montrée à la hauteur de la crise engendrée par l’effondrement de l’Union soviétique. Là où l’on aurait pu attendre une transition fondée sur des alliances régionales (Baltique, Europe centrale, Balkans) confortée par la neutralisation des anciens satellites de Moscou, on a laissé la bride à la cupidité néo-impériale américaine, avec les résultats que l’on voit aujourd’hui.

L’Europe et l’OTAN sont tenus en échec — que dis-je, ridiculisés — en Ossétie par une poignée de blindés russes venus fermer son caquet à un chétif roquet. Et si demain des missiles russes pulvérisent pendant sa construction le fameux bouclier antiiranien projeté en Pologne et en Tchéquie, que fera-t-on? «Rien, naturellement», disait déjà en 1981 Claude Cheysson, ministre français des affaires étrangères, lors du coup d’Etat de Jaruzelski.

Face à ce nouveau désordre mondial savamment construit par des élites occidentales ineptes et incompétentes se dressent deux machines à broyer les hommes et la démocratie qui s’appellent la Russie et la Chine.

Pour des raisons bassement commerciales et financières, nos élites ineptes, incompétentes et, trop souvent, corrompues, se sont livrées à elles pieds et poings liés. La rapidité avec laquelle nous nous sommes rendus dépendants des marchés russes et chinois sans réfléchir aux conséquences est pitoyable.

Faire marche arrière ou, plus simplement, changer de direction, ne sera pas facile. Nos lendemains ne s’annoncent pas chantants. Au mieux geignants.