Crise financière, effondrements bancaires, crise pétrolière, inflation: l’économie va mal. Normal, disait déjà un certain philosophe en 1847.
Chaque jour, nous sommes interpellés par de grandes questions qui règlent notre vie en société. Première dominante: la crise économique, parce qu’elle touche directement notre pouvoir d’achat compris dans un sens large.
Deuxième dominante: la crise écologique, parce qu’elle remet en cause notre existence même comme société humaine à plus ou moins long terme. Une troisième crise, de type moral, devrait en permanence soutenir notre réflexion, c’est celle d’une prise de conscience de nos responsabilités sociales et, au-delà, d’une remise en cause (dans le sens d’un redimensionnement) de l’égoïsme, composante fondamentale de l’individu.
En général, c’est à l’adolescence que l’on est particulièrement sensible à cette crise morale. Elle tracasse, suscite des interrogations, parfois des révoltes, fait naître mille résolutions. Puis, happé par sa socialisation (boulot, famille…), l’adulte abdique, procrastine et se fond dans le moule dominant en ensevelissant sa mauvaise conscience sous une multitude de tâches toutes plus urgentes que les autres.
Les soirées aoûtiennes plus détendues que celle de décembre se prêtant mieux à la réflexion, le lecteur ne m’en voudra pas de jeter un regard critique sur quelques points brûlants de l’actualité à la lumière de l’analyse d’un philosophe aujourd’hui fort décrié en raison des méfaits commis par certains de ses héritiers.
Je veux parler de Karl Marx, du jeune Marx, de celui qui, au moment où le capitalisme (via la formidable puissance économique d’une Grande-Bretagne dominant la planète) essayait de comprendre, en 1847, le monde ans lequel il vivait et écrivait le Manifeste communiste.
Je lis dans Le Temps d’aujourd’hui un éditorial intitulé La crise poisseuse dont l’auteur est partagé entre le pessimisme et l’inquiétude en raison de la multiplication et de la concomitance des crises qui secouent la planète: financière, commerciale, énergétique, inflationniste…
«Poisseux», le mot est bien choisi. Au propre, il signifie qu’il est visqueux et collant comme de la poix, au figuré, qu’il inspire dégoût et répulsion. Voici ce que disait Marx il y a plus d’un siècle et demi:
«Les conditions bourgeoises de production et d’échange, le régime bourgeois de la propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d’échange, ressemblent au magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées.»
«Depuis des dizaines d’années, l’histoire de l’industrie et du commerce n’est autre chose que l’histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de production, contre le régime de propriété qui conditionnent l’existence de la bourgeoisie et sa domination. Il suffit de mentionner les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l’existence de la société bourgeoise. Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes.»
Il y a quelques jours, la conférence de l’OMC sur le cycle de Doha se concluait sur un échec. Aussi utopique que le communisme, l’accord de libre-échange échouait comme il était prévisible en raison de la contradiction entre pays riches et pays pauvres. L’égoïsme des repus (nous, les Occidentaux) incapables de se remettre en cause pour partager avec le reste de l’humanité. Karl Marx:
«Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations. Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale.»
«Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l’adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe.»
Victimes de longue date du développement capitaliste, les paysans, pas seulement les paysans suisses, ont poussé un soupir de soulagement à l’annonce de l’échec des négociations de Genève, même si la charmante Doris Leuthardt s’échinait à répéter qu’ils n’avaient rien à craindre. Karl Marx:
«La bourgeoisie a soumis la campagne à la ville. Elle a créé d’énormes cités; elle a prodigieusement augmenté la population des villes par rapport à celles des campagnes, et par là, elle a arraché une grande partie de la population à l’abrutissement de la vie des champs. De même qu’elle a soumis la campagne à la ville, les pays barbares ou demi-barbares aux pays civilisés, elle a subordonné les peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l’Orient à l’Occident.»
La justification du cycle de Doha est un développement «mieux contrôlé» de la mondialisation. En 1847, s’épanouissait dans la violence coloniale une première mondialisation indispensable à la création de marchés plus vastes pour des besoins créés de manière purement artificielle. Marx:
«A la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. A la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l’est pas moins des productions de l’esprit.»
«Les œuvres intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle.»
«Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image.»
Au moment où Marx écrivait, la Chine n’avait pas encore été victime des agressions occidentales (Guerre de l’opium, etc.) qui mirent le pays à feu à sang pendant un demi-siècle.
Je reviendrai dans un prochain article sur la crise écologique qui touche à la question de la surproduction et de son corollaire contemporain, le mythe du développement durable.
