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La nation, soluble dans le gazon

Bien sûr, il y aura toujours les drapeaux, les klaxons, et ce patriotisme de façade exacerbé, opium identitaire de substitution à l’angoisse du temps pour les peuples, à la fois victimes et acteurs, de la grande lessive marchande globalisée. Certes, on entend encore trop souvent des commentateurs incultes dire «la Turquie se défend bien» comme si Atatürk en personne était dans les buts. Alors que n’évoluent, sur le terrain, que onze individus choisis en «sélection nationale» pour représenter leur pays. Mais quel pays représentent-ils au juste? Au rythme où il progresse, le métissage des équipes est en train de dissoudre, et c’est tant mieux, l’idée même de nation telle qu’on l’a longtemps comprise, exclusive et fermée.

Quelques exemples: dans l’équipe de Suisse, nous trouvons trois Turcs (Inler, Derdiyok, Yakin), un Ivoirien (Djourou) et un Kosovar (Behrami). Un Turc (Korkmaz) et quelques Croates dans celle d’Autriche. Il y a un Bosniaque suédois (Ibrahimovic), et des tas de Brésiliens un peu partout (le Turc Mehmet Aurélio, l’Espagnol Senna). Au niveau des clubs, c’est encore plus frappant: il y a davantage de Portugais que de Russes au CSKA Moscou, et le FC Chelsea évolue avec une bonne demi-douzaine d’Africains en compagnie d’une Union européenne du ballon. Si depuis longtemps, les sélections française, portugaise et néerlandaise présentent le visage d’un multiculturalisme résultant de leurs histoires coloniales respectives, la coloration nouvelle de la plupart des équipes nationales européennes est le résultat récent d’une intégration qui progresse.

Soit le football comme miroir représentatif d’une société diverse, dont la composition est désormais très éloignée de l’identité nationale fantasmée et passéiste de l’État idéal que les populistes de la droite dure (Blocher, Haider, Bossi, pour ne citer que ces trois-là) prétendent encore défendre. En somme, le football nous dit ceci: si l’idée de nation devait demeurer, alors elle serait le creuset du sang mélangé. Comme toute tendance, celle-ci a ses exceptions: l’Italie (crispation identitaire sous le berlusconisme?) et les pays de l’ancien bloc soviétique (Russie, République Tchèque, Croatie, Roumanie) ont aligné à l’Euro des équipes blanches à 100%. Ces pays n’échappent pourtant pas au grand brassage migratoire. Simplement, ouvertes depuis moins longtemps, les nations de l’Est n’ont pas encore «produit» de joueurs de couleur. Dans dix ans, les Tchèques auront des Blacks ou des Arabes dans leurs rangs, réjouissante fatalité.

A ce stade de la réflexion, il est utile de s’arrêter un instant sur la portée réelle du phénomène: le football «national» multicolore est-il le symbole d’une intégration réussie en marche dans l’ensemble des sociétés européennes, ou le cache-sexe d’un particularisme que l’on prendrait à tort pour une généralité? Car la notion de sélection inclut celle d’exclusion. Pour onze hommes sur le terrain, combien sont laissés sur la touche – comme dans le projet d’immigration sélective cher à Sarkozy, qui consiste à ne juger désirables que les étrangers dotés de capacités exceptionnelles (formation), abandonnant les autres à leur sort. Traduit en langage footballistique, cela ferait des talentueux joueurs étrangers des rescapés miraculeux d’un système porté uniquement sur la performance.

Compris ainsi, le football métissé serait une métaphore de l’hypercapitalisme, cynique par définition. En clair, si un élément hétérogène est facilement assimilable dans une équipe de football, c’est parce qu’il permet de maximiser le profit. Seule compte la valeur ajoutée, pas l’origine. L’argent fou qui entoure le football permet aussi de comprendre pourquoi le capitalisme sans frontières s’inscrit en opposition frontale avec l’idée nationale, mais attention: il ne s’agit nullement d’un objectif politique.

Le métissage des terrains n’a pas encore trouvé sa traduction dans la représentativité des minorités dans le champ du pouvoir: combien de joueurs de couleur dans les parlements ou dans les conseils d’administration? Le spectacle sponsorisé offert par l’Euro ouvre toutefois une fenêtre: lieu ultime de l’agrégation sociale (des masses populaires aux élites), le football propose une accoutumance au mélange. Il sera difficile de revenir en arrière.