«Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus», le livre de John Gray, véhicule la vision occidentale du couple et de ses problèmes sur toute la planète, y compris en Iran. Mais, au fait, comment parle-t-on d’amour, là-bas?
On vient de m’offrir le dernier best seller à Téhéran, qui en est à sa quatrième traduction pirate: «Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus», de John Gray. Et cela m’a posé une colle: comment se fait-il que ce bouquin, ciblé sur la middle class américaine, marche aussi bien au pays des Mollah (comme disent les journaux)?
Ce livre prétend résoudre 90% des problèmes de couple en expliquant que les hommes ruminent leurs problèmes dans une caverne alors que les femmes ont seulement besoin d’être écoutées avec de petites remarques approbatrices comme «Oui, oui!», «Ah!», «Bon», «Hum!» (page 218 de l’édition J’ai Lu). Et aussi que pour marquer des points auprès d’elles, il faut entre autres «rire à leurs plaisanteries» (page 219).
Quinze millions d’exemplaires vendus dans le monde, paraît-il, alors pourquoi pas à Téhéran? J’essaie seulement de comprendre ce qui rapproche les couples persans et européens. Parce qu’à première vue, tout les oppose. En Iran, on ne parle pas d’amour mais de mariage. Dans la société puritaine issue de la Révolution, les hommes et les femmes n’ont le droit de se fréquenter que s’ils sont frères et sœurs, pères et filles, mari et femme.
Comment devient-on mari et femme? Voilà la procédure classique, valable dan 85% des cas. Quand un Martien persan atteint une certaine aisance matérielle, en général au début de la trentaine, il informe sa famille qu’il désire se marier. Sa mère se met alors à la recherche d’une Vénusienne persane pour lui, la plus jolie possible, cinq ou six ans plus jeune et d’un niveau social égal ou supérieur. Les tantes, les sœurs et les cousines se chargeront de rabattre des candidates alors qu’une escouade d’oncles et de cousins seront responsables de l’enquête de proximité (voisins, employeurs, mollah de quartier) pour vérifier les bonnes mœurs des Vénusiennes pressenties, ainsi que la situation financière de la famille. Des hypothèques éventuelles sur la maison sont un obstacle majeur.
Quand elle estime que suffisamment de candidates remplissent les critères attendus, la mère du Martien organise un thé au domicile des parents de chaque Vénusienne, en leur faisant croire naturellement qu’elles sont seules en lice. Toute la famille s’y rend, endimanchée. C’est grâce aux pistaches, aux pâtisseries, aux petits concombres que l’on pèle et au ballet du service du thé que se dissipera le léger embarras qui flotte toujours dans ces cas-là, dans les salons très kitch des familles iraniennes. Les deux prétendants ne se parlent pas directement, mais leurs mères respectives se chargent d’en faire l’article. Tout le monde hoche gravement de la tête, convaincu des qualités de son candidat et attentif à la moindre faille dans l’argumentaire de la famille adverse.
Le lendemain, les deux mères se rappellent. Si les candidats se sont plu, ils auront le droit de se revoir quelques après-midi dans les parcs pour faire plus ample connaissance. Sinon, on trouvera une excuse du genre: «Ma fille n’est finalement pas prête à se marier, son père veut qu’elle termine ses études.» Un argument de ce genre peut aussi dissimuler le fait que la Vénusienne est en tractation avec un autre Martien, plus avantageux. Mais si les deux familles veulent aller de l’avant, alors il faut négocier.
Dans ce cas, les mères se rencontrent à nouveau pour déterminer le standing de la maison ou de l’appartement que le mari doit obligatoirement acheter comme contribution à son futur couple (location exclue). Elles parlent aussi du niveau des équipements ménagers (cuisines, meubles, tapis, TV) que la jeune femme doit traditionnellement fournir, de la valeur du cadeau que le marié offrira à sa femme lors de la cérémonie, du nombre des invités au mariage, de la répartition des charges et surtout du «merhié», la somme que le Martien est disposé à payer pour «acquérir» sa Vénusienne. A l’époque du Prophète, cela se calculait en chameaux et en têtes de moutons. Avant la Révolution, les «merhié» se sont négociés en rials, qui ne souffraient d’aucune inflation. Aujourd’hui, les mères parlent de pièces d’or ou de dollars, c’est selon. Dans les familles bourgeoises, il n’est pas rare d’articuler un montant d’une quinzaine de kilos d’or (214’050 francs au cours actuel). Cette somme ne sera pas dépensée mais suspendue au dessus du couple. Annoncée par le mollah lors de la cérémonie, elle est un élément de prestige pour les deux familles. Elle doit normalement revenir à la femme en cas de divorce, mais certains contrats de mariage plutôt progressistes prévoient que la femme peut exiger son «merhié» sans même divorcer. Dans tout les cas, le contrat est extrêmement précis. Il n’est pas rare qu’il compte une centaines d’articles et exige une quarantaine de signatures.
Jusque là, rien de très romantique, n’est-ce pas John Gray? Alors à quoi peut bien servir ce bouquin en Iran? C’est ce que l’on découvrira dans ma prochaine chronique.
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Serge Michel, journaliste, vit à Téhéran. Il écrit régulièrement pour Largeur.com
