Je n’avais jamais pensé avoir autant de voisins portugais. Maintenant qu’ils ont pendu le drapeau de la nation lusitanienne aux fenêtres des immeubles de mon quartier, je sais.
Je n’avais jamais pensé, non plus, avoir autant de voisins suisses capables d’étaler un drapeau rouge à croix blanche sur leur balcon pour montrer aux voisins portugais qu’ils ne l’étaient pas, eux, portugais.
Les Espagnols et les Italiens sont moins nombreux à avoir hissé les couleurs. Peut-être parce que ce sont de grandes nations, et que leurs ressortissants n’éprouvent pas le complexe provincial de ceux des petits États. Pour sûr, on verrait des drapeaux du Kosovo partout si le Kosovo était qualifié. Mais il ne l’est pas. Parce qu’il n’a pas encore d’équipe. Parce que, surtout, la FIFA n’est guère pressée de reconnaître l’indépendance du dernier né des pays d’Europe, proclamée le 17 février dernier.
Quant aux drapeaux français, ou allemands, ils sont inexistants. Oh, ce n’est pas une qualité: la France en a longtemps planté, en Afrique, et ailleurs, sur des territoires qui ne lui appartenaient pas. Mais aujourd’hui, le drapeau, en France, on le trouve sur les mairies ou sur les ministères, et dans les meetings du Front National, ce parti xénophobe qui faisait, il était une fois, de bons scores dans les consultations électorales.
Ce n’est pas que le drapeau tricolore soit politiquement incorrect, simplement on ne l’affiche pas. Quand Ségolène Royal a parlé de se le «réapproprier», elle s’est couverte de ridicule.
Le drapeau en effet est un symbole à manier avec précaution. S’il n’habillait que les petites fiertés patriotiques, il serait indolore. Seulement voilà, sa seule présence suffit à provoquer l’agacement de tous ceux auxquels son déploiement est destiné.
Davantage que de prouver une appartenance, un drapeau dit toujours ce à quoi on n’appartient pas. Voilà pourquoi je déteste les drapeaux. Voilà pourquoi je regarderai avec mépris s’afficher la compétition des loyautés pendant les trois semaines de l’Euro 2008.
Mais en même temps, ces étendards me fascinent. Ils racontent en effet la Suisse d’aujourd’hui telle qu’elle est. Un pays dont 20% des habitants sont des étrangers. Un pays qui compte, parmi ses ressortissants de nationalité suisse, une foule d’immigrés naturalisés, récemment ou depuis plus longtemps, qui font la richesse de ce territoire exigu. Un pays qui ne ressemble déjà tellement plus à celui que Christoph Blocher croit pouvoir encore préserver. Un petit État au cœur de l’Europe qui concentre la somme multiculturelle de ces différences avec lesquelles nous vivrons pendant longtemps. L’équipe de Suisse? Elle est alémanique, romande, tessinoise. Mais aussi kurde, albanaise, africaine. Elle est donc suisse.
L’Euro 2008 permet aussi de constater que nous sommes arrivés au stade ultime de la marchandisation de l’espace public. A Bâle, on prend désormais la gare pour une brasserie internationale. La faute à une publicité géante pour une bière danoise, qui défigure le frontispice du bâtiment Art Nouveau.
Les intellectuels qui s’en émouvaient en milieu de semaine dans la Basler Zeitung sont bien sûr des rabat-joie. Qui n’ont pas compris que la société était soluble dans le marché total jusqu’à la nausée. Que le football était la métaphore universelle de l’emprise des marchands du temple sur nos existences consentantes. Que les digues contre le kitsch sponsorisé avaient encore moins de chances de ne pas rompre que celles de la Nouvelle-Orléans face à Katrina.
Et puis il y aura l’addition finale, qui ne fera sourire personne. L’autre jour, j’ai lu ceci sur une petite affichette, placardée en vitrine d’une minuscule librairie du village de Rheinfelden, près de Bâle: «Sponsor principal. Moi, Hans Müller, je fais partie du plus grand groupe de soutien financier à l’Euro 2008. On appelle ce groupe les contribuables».
Et pourtant, malgré toutes les bonnes raisons évoquées ci-dessus, j’ai décidé, comme à chaque fois, de ne pas échapper au grand bastringue. Parce que la posture éthérée du retrait est une vanité déplacée. Parce qu’un défoulement collectif déraisonné peut quand même contenir des parcelles de partage. Parce que j’aime le football, tout simplement. Que le meilleur gagne.