LATITUDES

Comment le Cern s’est retrouvé à Genève

Alors que l’institution s’apprête à lancer l’expérience scientifique la plus ambitieuse de l’histoire, retour-arrière sur les conditions de sa genèse, au début de la Guerre froide.

Pourquoi Genève? La question a taraudé bien des promeneurs contemplant, depuis les hauteurs du Jura, le Cern, véritable zone industrielle en perpétuelle extension. Si, depuis 1974, le site franchit la frontière franco-suisse, une telle possibilité a longtemps été écartée.

Lors des premières négociations au début des années 50, quatre villes sont en lice pour accueillir ce laboratoire géant: Copenhague, Paris, Arnhem (Pays-Bas) et Genève. Ces sites possèdent des qualités comparables en termes de transports et de compétences scientifiques.

Si sa position géographique — au cœur de l’Europe — et sa tradition d’accueil des organisations internationales ont joué en sa faveur, la Cité de Calvin jouit en plus d’un atout capital: la neutralité helvétique.

Juste après la seconde guerre mondiale, la science européenne, dévastée par le conflit et délaissée par ses cerveaux, cherche à combler un retard inquiétant: de l’autre côté de l’Atlantique, à Brookhaven, les Américains lancent la construction du premier synchrotron à protons et, à l’Est, l’URSS fait exploser sa première bombe nucléaire. Bref, les deux géants mènent, dans leurs laboratoires respectifs, une bataille scientifique et militaire qui durera toute la Guerre froide.

Comment les pays du Vieux Continent peuvent-ils rivaliser dans cette course à l’atome? Les scientifiques européens savent bien qu’aucun de leurs Etats ne pourra, seul, lever les fonds nécessaires. L’idée d’une collaboration européenne germe dans leurs esprits.

Pour cette poignée de visionnaires — qui compte dans ses rangs les chercheurs français Pierre Auger, italien Edoardo Amaldi ou danois Niels Bohr –, une telle association permettra de cimenter une Europe forte entre les deux géants.

Mais, après Hiroshima et Nagasaki, les physiciens se méfient des applications qui pourraient résulter de leurs travaux. «A leurs yeux, la participation suisse est la meilleure garantie que la physique développée au Cern ne sera pas liée à des objectifs militaires.

Par ailleurs, la Suisse, en tant que petit Etat, risque moins que la France ou la Grande-Bretagne de tirer profit des recherches nucléaires pratiquées», explique l’historien suisse Bruno J. Strasser, professeur d’histoire des sciences à l’Université de Yale.

En 1951, la délégation suisse propose donc Genève comme siège de la future organisation. Ce choix, entériné en 1952, est une opportunité: Berne estime que l’industrie helvétique pourrait bénéficier de commandes de matériel d’un montant supérieur à la contribution financière du pays!

«Mais ce sont surtout des enjeux de politique extérieure qui ont dicté la décision. Après avoir refusé de participer au Conseil de l’Europe en 1949, la Suisse trouve ainsi une façon de se rapprocher de ses partenaires européens et d’éviter l’isolement international qui la guette, note Bruno J. Strasser. Ce projet lui permet également de réaffirmer ses objectifs de neutralité, souvent interprétés comme un outil de politique commerciale.»

Pour démontrer son impartialité, la Confédération milite pour que tous les Etats, aussi bien de l’Est que de l’Ouest, puissent faire partie du futur laboratoire. Un discours rejeté par le Royaume-Uni, qui refuse une éventuelle participation des pays soviétiques, tout en souhaitant laisser la porte ouverte aux Etats-Unis.

Pour Berne, une position trop atlantiste donnerait au Cern une dimension politique incompatible avec ses aspirations de neutralité. Finalement, un compromis français est adopté: l’adhésion de nouveaux Etats sera possible en cas d’approbation à l’unanimité des membres du Conseil ce qui, pour reprendre les termes de l’historien John Krige, «préserve l’apparence de l’ouverture, tout en masquant la réalité de l’exclusivité».

De l’autre côté de l’Atlantique, la création du Cern est également vue d’un bon œil. Lors de la cinquième conférence de l’Unesco, à Florence en juin 1950, le Prix Nobel américain Isidor Isaac Rabi fait inscrire une résolution autorisant l’Unesco à «assister et encourager la création de laboratoires régionaux pour accroître la coopération scientifique internationale».

En Europe, cette intervention est interprétée comme un signe que les Etats-Unis ne tenteront pas de plomber les efforts européens. Mieux, ils les encouragent.

L’Américain Rabi, d’origine austro-hongroise (aujourd’hui Pologne), souhaite reconstruire la recherche européenne. L’approche de son gouvernement d’adoption est beaucoup plus pragmatique: créer un laboratoire européen autour d’objectifs pacifiques permettra d’éviter que les chercheurs européens soient attirés par l’URSS ou que leurs gouvernements ne les affectent à des recherches militaires.

Après l’explosion de la première bombe nucléaire soviétique, en août 1949, Washington décide de partager (en partie) ses connaissances avec ses alliés et le fait savoir: en 1953, le président Eisenhower énonce à l’ONU son célèbre discours sur les «atomes pour la paix», qui vante les vertus de l’énergie nucléaire pour tous.

Une telle propagande permet de présenter les Etats-Unis comme promoteur des utilisations pacifiques du nucléaire, en opposition au programme militaire soviétique. Le soutien affiché à un laboratoire pacifique et transparent comme le Cern s’inscrit dans ce cadre.

Mais, plus que la propagande, l’Oncle Sam attend d’autres retombées du Cern: il espère pouvoir «juger discrètement la compétence des scientifiques étrangers. En bref, le Cern doit constituer une base utile à l’espionnage scientifique informel», selon la thèse développée par l’historien John Krige, coauteur de «History of Cern».

Les Etats-Unis estiment être les mieux placés pour développer d’éventuelles technologies issues des recherches fondamentales réalisées en Europe.

Dès avril 1950, le rapport du comité Lloyd Berkner, dont Rabi faisait partie, conseille donc à la Maison- Blanche de placer des chercheurs dans les ambassades et de promouvoir la collaboration scientifique avec les Alliés.

Un rapport déclassifié de la CIA expose clairement la mission assignée aux chercheurs américains: «Collecter et rapporter des informations stratégiques, promouvoir et protéger les intérêts américains et contrôler l’impact de la science sur la politique étrangère américaine.» A partir de 1951, des scientifiques sont installés dans les ambassades américaines, d’abord sous l’autorité de la National Academy of Science puis, à partir de 1953, sous la tutelle de la CIA.

Quelques mois plus tard, le 29 septembre 1954, la convention du Cern est ratifiée par 12 Etats européens, dont la Yougoslavie non alignée de Tito. Le 17 mai 1954, les premiers bulldozers investissent un champ de Meyrin, dans la banlieue genevoise. C’est un succès diplomatique pour les scientifiques et la Suisse, qui ont réussi à garantir l’indépendance de l’organisation vis-à-vis des puissances politiques et militaires.

Le caractère civil des recherches entreprises est assuré par l’obligation de publier les résultats: le Cern doit être une «maison de verre». Ce projet soude également les frontières de l’Europe naissante.

Enfin, même s’ils ne sont pas membres, les Etats-Unis profitent largement du laboratoire: ils sont aujourd’hui le pays qui possède le contingent le plus important de scientifiques travaillant au Cern.

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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex d’avril 2008.