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Du bon usage de l’histoire

Quand nos médias tiennent une révolution aussi paisible, ludique, présentable que Mai 68, ils ne la lâchent plus. Cela permet de gommer les contradictions gênantes. Nous avons appris à nous fermer les yeux.

La déferlante Mai 68 annoncée ici-même en janvier dernier dépasse toutes les prévisions. A tel point qu’il convient de se demander pourquoi un mouvement encore utilisé comme contre-argument électoral par Sarkozy il y a à peine une année peut aujourd’hui susciter une telle unanimité et, surtout, faire gagner de l’argent à ceux (éditeurs, journaux, télévisions…) qui l’exploitent avec totale absence de préjugés.

J’y vois pour ma part le syndrome Club Méditerranée: «Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil». Nos sociétés unidimensionnelles de pensée unique maîtrisent à la perfection l’art de gommer les contradictions gênantes. Elles ont tiré avec habileté les leçons des falsificateurs patentés de l’histoire qui autrefois réadaptaient la réalité aux besoins des dictatures en faisant disparaître tel massacre, telle révolution de palais ou telles photographies de personnages devenus encombrants.

Ainsi, à force d’effacer les personnalités tombées en disgrâce, les photos du bureau politique soviétique ou chinois finirent par laisser un large espace à des natures mortes recomposées!

Avec Mai 68, pas besoin de recourir à ce genre de techniques. Au contraire. Les jeunes acteurs de l’époque, issus d’une classe moyenne en pleine ascension, étaient propres de leur personne, coiffés court, cravatés. Personnage emblématique, Daniel Cohn-Bendit illustre à merveille le parcours de cette génération.

«Anarchiste allemand» au moment des faits, il avait une conception soft de l’anarchie à laquelle il ne craint pas de recourir aujourd’hui encore quand il conseille de «foutre le bordel à Pékin» lors des Jeux olympiques. Rien à voir avec l’anarchie politique, celle des poseurs de bombe dans le Paris de la fin du XIXe siècle ou celle des paysans espagnols et ukrainiens des années 1920.

Il s’est d’ailleurs coulé dans le moule de la démocratie bourgeoise avec une telle complaisance qu’il est devenu un pilier du parlement européen. Avec des idées assez souvent intéressantes, mais à des années lumière de l’anarchie.

Le fait est que la commémoration de Mai 68 — comme révolution culturelle parisienne, amenée à donner le ton (parce que parisienne à un moment où Paris comptait encore) au monde entier — permet aux petits-enfants de ces soixante-huitards de désamorcer tout discours sur la nécessaire transformation de la société, sur l’intolérabilité des inégalités qui ne cessent de se creuser, sur la paupérisation de masses immenses dans ce Tiers Monde qui, au fil des ans, est devenu un vaste Quart Monde. En un mot, sur la révolution. Et sur la violence que toute révolution induit.

Nous avons appris à nous fermer les yeux. Les seules violences admises, autorisées à l’image, sont les violences naturelles, les cataclysmes, les tremblements de terre. On nous les présente en boucle, jusqu’à la nausée. Mais au-delà, il y a l’Irak, le Liban, l’Afghanistan, le Soudan, la Somalie que l’on montre peu. Très peu. Parce que plutôt qu’inspirer une commisération de bon aloi, elles pourraient susciter une réflexion sur les responsabilités.

Aussi, quand nos médias tiennent une révolution aussi paisible, ludique, présentable que Mai 68, ils ne la lâchent plus. On évite de montrer les usines en grève, les usines occupées avec les drapeaux rouges flottant aux fenêtres, les neuf ou dix millions de grévistes qui pendant trois semaines ont arrêté la France.

Cela s’appelle refaire l’histoire. Refaire l’histoire en la tronquant, en la falsifiant. En la châtrant.

Pourquoi, puisqu’il s’agit de commémorer, ne dit-on pas un mot sur Mai 58? Parce qu’en mai 1958, il y a donc exactement un demi-siècle, une armée française dévoyée sous la férule de généraux factieux alliée à des réseaux gaullistes remontant aux années de la Seconde guerre mondiale (alors pas si lointaines) a organisé ce que tous les manuels de science politique nomment un coup d’Etat pour renverser l’ordre constitutionnel et ramener de Gaulle au pouvoir.

Voilà l’exemple à ne pas montrer ne serait-ce que parce qu’il implique la violence politique. Même le succès de la Ve République ne parvient pas à effacer cette tache originelle. Comme si la politique ne supposait pas toujours, à certains moments cruciaux, le recours à la violence. Même la Suisse moderne est issue d’une guerre civile.

En cherchant à nier cette violence fondatrice, on ne fabrique pas des citoyens, mais des invertébrés prêts à plier devant n’importe quelle dictature.