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Comment le capitalisme divise le monde pour mieux régner

De l’Europe à l’Afrique ou à l’Amérique latine, le morcellement des Etats se fait épidémique. Nationalisme? Même pas: gloutonnerie pécuniaire.

Un nouveau gouvernement italien dépendant de la bonne volonté de sécessionnistes n’ayant pas de mots assez durs pour dénoncer les profiteurs du Sud moins bien lotis qu’eux. Un premier ministre belge réduit à faire une tournée chez ses voisins pour les rassurer sur la pérennité de son Etat. Des Boliviens des basses terres vouant avec une unanimité stupéfiante aux gémonies leurs compatriotes de l’Altiplano réputés rustres et pauvres. Des Abkhazes se préférant sujets russes plutôt que citoyens géorgiens. Une Somalie divisée en trois parts inégales. Un Congo découpé en tranches…

Il n’est pas de jour sans que, faisant fi des latitudes, des continents et des hémisphères, la fragmentation des Etats ne fasse d’inquiétants progrès. L’Europe a bien sûr montré l’exemple en cédant aux nationalismes régionaux en Espagne ou au Royaume Uni, et en acceptant que la Slovénie donne, il y a dix-sept ans déjà, le branle à la nouvelle balkanisation de l’espace yougoslave. Toutefois on pouvait naguère espérer que les cadres posés par l’histoire résisteraient d’autant plus que l’Europe avançait. En est-on aussi certains aujourd’hui?

L’Union européenne marque le pas. Les nouvelles droites issues des élections françaises, italiennes et anglaises se sont dégagées du conservatisme centriste commun aux élites issues de la Seconde guerre mondiale. Les droites d’aujourd’hui ne se réfèrent plus à la solidarité ou à l’égalité, valeurs universelles qui parvinrent à faire plier les fascismes.

Au contraire, elles se sont construites sur un populisme de pacotille exalté par des coups d’éclat médiatiques. Mais nourris par la différenciation, le communautarisme, la xénophobie et le racisme, en rupture totale avec les principes universels et unificateurs résumés il y a deux siècles par la belle devise des révolutionnaires français: liberté, égalité, fraternité.

Amorcé au cours des vingt ou trente dernières années, ce mouvement de rupture a pu paraître comme une résurgence bénigne des nationalismes de la fin du dix-neuvième siècle. Bénigne parce que, pensait-on, ils ne pourraient plus jamais vu les désastres des guerres mondiales engendrer de telles calamités. Des constructions étatiques et interétatiques y veilleraient. Erreur!

Une erreur fondée sur une mauvaise perception de la force du libéralisme néoconservateur qui s’est emparé des leviers de commande de l’économie mondiale. Loin d’être libéral, le fameux slogan des années 1970 «moins d’Etat» a ouvert la boite de Pandore de toutes les déréglementations, laissant les citoyens dépourvus de moyens de défense, livrés pieds et mains liés à la voracité de dirigeants irresponsables et/ou corrompus. Un exemple? Le comportement d’UBS ces derniers jours. Ou encore, les spéculations sur les prix agricoles qui affament les pauvres parmi les pauvres.

Nous sommes là bien loin du nationalisme provincial des Basques ou des Ecossais. Nous sommes au contraire en plein cauchemar néoconservateur où une classe dirigeante mondialisée joue la fragmentation extrême de populations elles aussi mondialisées pour jouer un groupe contre l’autre, le frère contre le frère.

C’est un retour en force du principe «diviser pour régner», l’affaiblissement des Etats, leur morcellement rendant quasi impossible les ripostes et les mesures défensives. Et renvoyant toute mise en cause des privilèges à des lendemains fort lointains. On observe ainsi ce curieux paradoxe, inimaginable au moment de l’effondrement de l’URSS, que les seuls Etats capables de résister à l’emprise du capitalisme financier sont des dictatures: la Russie et la Chine.

En réalité, le paradoxe n’est qu’apparent: le néoconservatisme prétendument libéral est foncièrement ennemi de la démocratie. Il n’est pas concevable pour un néoconservateur américain ou européen de penser partager les mêmes droits et devoirs qu’une mère de famille nombreuse dans une banlieue de Port-au-Prince, ni même d’être fait de la même pâte. D’où le retour en force du racisme, terreau sur lequel se sont construits les fascismes du XXe siècle.

Pour le dire en recourant aux catégories de la philosophie de l’histoire à l’époque des Lumières, ils jouent l’idéologie de Herder contre l’universalisme de Rousseau et de son contrat social. Ils misent sur une multitude de petits Etats-nations homogènes (un peuple, un territoire, une langue) contre des Etats fondés sur la libre adhésion et volonté de citoyens oeuvrant pour le bien public.