Fallait-il abattre la bête des Grisons? Et faut-il réélire Valérie Garbani? Sale temps, en tout cas, pour les individus dits «à risques».
«Ce n’est pas beau à annoncer mais la décision était nécessaire et juste». Eh oui, il était juste et nécessaire d’abattre JJ3, l’ours des Grisons, comme l’affirme Reinhard Schnidrig, chef de la section «chasse» à l’Office fédéral de l’environnement.
La bête pilleuse de compost, de ruches, de poubelles et d’écuelles à chat, a en effet gravement enfreint le «plan ours» adopté en 2006 et qui classait les plantigrades en trois catégories: «farouches, problématiques et à risques.»
Les farouches et les problématiques, certes, chacun le voit autour de soi, ne sont pas vraiment un cadeau, mais on peut vivre avec. Jusqu’à ce qu’ils franchissent une ligne un peu mystérieuse et pour tout dire invisible, qui les précipitent dans le cercle maudit des «à risques». Ce qui est le cas d’un ours se permettant de se promener sur les pistes de ski ou de s’approcher des terrasses d’hôtels. Là pas de pitié: feu.
On ne sait pas en revanche dans quelle catégorie — farouche, problématique ou à risques — doit être classée la présidente de la ville de Neuchâtel Valérie Garbani, dont les frasques alcoolisées, sur fond de violences domestiques, ont été courageusement livrées à la presse par une taupe policière.
Ce qui a suffit à ce que la fameuse ligne soit considérée là aussi comme franchie: la présidente est momentanément dispensée de siéger à l’exécutif de sa bonne ville. Trop risqué.
Bien sûr, sa camarade de parti, Christiane Brunner, qui n’a jamais eu la réputation de cracher dans le verre, vole à son secours: «Ce qui m’énerve le plus, c’est que si ça avait été un homme, on n’aurait jamais fait toutes ces histoires.»
Mais JJ3 aussi pouvait compter sur quelques amis bien intentionnés. Le directeur du zoo de Berne, par exemple, qui avait proposé de l’héberger dans la célèbre fosse. Une proposition que le chef du service grison de la chasse s’est empressé de balayer d’un gros coup de griffe: «Enfermer un ours habitué à vivre à l’état sauvage n’est pas défendable d’un point de vue de l’éthique animale».
Autrement dit: mieux vaut un ours mort qu’en cage. A quoi, dans un débat digne des vieilles controverses théologiques sur le sexe des anges ou l’âme des indiens, le directeur de la fosse rétorque que «des cas existent où des ours sauvages ont été placés en captivité et ne s’en portent pas plus mal. La notion de liberté est une invention de l’homme, pas de l’ours».
De la même façon dans les bistrots de Neuch’, les habitués se montrent compatissants: «Qu’elle fasse la noce ne nous dérange pas. Nous élisons des gens humains et Valérie Garbani est une citoyenne comme nous». Sous entendu, elle aussi a deux coudes, dont l’un souvent levé.
Parmi les réactions de confrères politiciens, on trouve la même idée: à force de souhaiter, d’exiger même des hommes et femmes politiques irréprochables, on risque de se retrouver dirigés par des espèce de robots n’ayant qu’un lointain rapport avec l’humanité.
«On ne nous juge pas seulement sur l’alcool, mais de plus en plus sur notre vie privée. Au fond, on attend de nous que nous ne soyons pas des gens comme les autres», se plaint ainsi le président du PS genevois René Longet. Quant au maire de la ville de Bienne, Hans Stöckli, il affirme revendiquer «le droit de rester humain».
Un droit que Valérie Garbani a réclamé elle aussi, dans Le Temps, avouant certes être «fragile psychiquement», «prendre des antidépresseurs » et «perdre le contrôle après un ou deux verres d’alcool.» Avant d’ajouter : «Mais le reste du temps, ça va. J’assume ma fonction.»
Il n’est pas sûr que les électeurs neuchâtelois, qui renouvellent leur exécutif ce dimanche, partageront la même assurance.
Le reste du temps aussi, JJ3 assumait sa fonction d’ours mal léché, quand il ne fouillait pas les poubelles ni ne s’aventurait dans les jardins. Et de la même façon que le monde politique semble de moins en moins fait pour les femmes saoules et/ou battues, les Alpes, désormais, ne sont pas faites pour les ours. C’est en tout cas ce qu’explique, avec une belle franchise, le Valaisan Thomas Egger, directeur du groupement suisse pour les régions de montagne: «Les Alpes ne sont pas une réserve naturelle, mais un espace de vie avec une activité économique pour les humains et non pas pour les ours».
Qu’en conclure, sinon que l’époque est friande de gens et de bêtes peu farouches et très inoffensives, et semble prête, pour assurer sa tranquillité et policer ce fameux «espace de vie avec activité économique», à remettre au goût du jour le proverbe stalinien: supprimez l’homme (ou l’ours, ou la présidente battue, ou le mendiant roumain), vous supprimez le problème.
