CULTURE

Raf relance Jil

Célèbre pour son radicalisme sombre au sein de sa marque, le créateur belge Raf Simons invente de nouvelles formes chez Jil Sander. Grâce à son apport, cette référence d’une mode minimaliste des décennies 80-90 retrouve l’avant-garde.

Raf: un prénom en trois lettres qui claque. Ecrit en majuscule, comme sur les étiquettes de ses créations, il rappelle le sigle de la Royal Air Force. Né en 1968 en Belgique, Raf Simons est un enfant de la contestation. Un habilleur de jeunes gens romantiques et dérangés. Le gourou du côté ténébreux de la mode, hanté par les moites émois et l’agressivité brute de l’adolescence. Sa marque de prêt-à-porter masculin lancée en 1995 n’a cessé d’inspirer. Il n’y a pas un créateur masculin, jusqu’à Hedi Slimane, qui ne soit venu puiser dans la mythologie urbaine et désenchantée de Raf Simons l’avant-gardiste.

Sa longueur d’avance, il la tient peut-être de son parcours inhabituel. Raf Simons n’a jamais étudié la mode. Il a appris le design industriel à Anvers. Puis il a fait un stage chez un tailleur de la capitale flamande. Il décrit son style comme «très Bauhaus, très propre avec des coupures très nettes surtout pour les pantalons». Son travail intègre les notions standards du tailleur et les dynamites avec les codes du streetwear.

Depuis deux ans, l’icône a grandi. Lui qui refusait, comme son compatriote Martin Margiela, qu’on le photographie, s’expose et répond aujourd’hui à des interviews. Dans ses collections, il a déserté les terrains de la révolte; dans sa carrière, il met entre parenthèses sa stricte indépendance et sa détestation du système de la mode. Des concessions qu’il a consenties pour reprendre la direction artistique d’une marque au bord de la faillite et en plein doute identitaire dont il admirait l’histoire.

Depuis deux ans, il revitalise la marque d’origine allemande Jil Sander. L’attente était grande et le chemin pavé de chausse-trapes. Jil Sander, fondée en 1973, sortait d’une période floue, marquée par des crises d’ego qui la laissaient exsangue tant financièrement qu’artistiquement. Le groupe Prada rachète la marque en 2000 et décide d’y faire le ménage d’entrée en licenciant sa fondatrice. Jil Sander ne s’entend pas avec Patrizio Bertelli, le patron du groupe italien. Quatre ans de latence plus tard, la marque fête le retour de sa génitrice. Las, après quatre mois, le remariage se brise derechef pour les mêmes motifs d’incompatibilité d’humeurs. Jil Sander s’en va définitivement, laissant vacant le poste de directeur artistique de la marque à laquelle elle abandonne, outre son nom, la tradition d’une mode au minimalisme strict. «Jil est une personne pour laquelle j’ai toujours éprouvé énormément de respect. Son nom symbolise le minimalisme ultime, quelque chose qu’aucune autre marque ne possède et qui implique de renoncer à tout ce qui n’est pas nécessaire. Je trouve cela tellement beau», disait Raf Simons après l’annonce de son engagement à la tête de la Maison.

Depuis deux ans donc, il pratique donc l’ascèse façon Jil Sander. Avec une approche presque déférente de l’image de la marque pour ses premiers jets. Sans se priver d’inventer de nouvelles formes comme ces pantalons à canons très larges pour hommes alors que le slim arpente encore tous les podiums: «Il faut s’adapter émotionnellement jusqu’à ce qu’on se sente certain de pouvoir répondre à un legs si fort ainsi qu’aux grandes attentes d’une clientèle exigeante», dit-il, presque intimidé, à la sortie de sa première collection femme en 2006.

Pendant qu’il cherche ses marques, Prada veille aux courbes de la bourse. La nomination de Raf Simons redonne du souffle à la marque qui retrouve son attractivité sur le marché des investissements. Prada revend la mariée redevenue présentable. Raf Simons fait partie du contrat. L’acquéreur, un fond de private equity britannique baptisé Change Capital Partners, avec à sa tête le chef du conseil d’administration de Carrefour Luc Vandevelde, n’a rien d’un mécène. «Lucky Luc», ainsi l’appelle-t-on dans le milieu des affaires, passe pour un froid coupeur de têtes. Chez Marks & Spencer, dont il a été le manager, il a rayé 4’400 emplois jusqu’à ce que le distributeur anglais retrouve la voie du profit. Le minimalisme chez Jil Sander se conçoit désormais tant au niveau du budget que des silhouettes. De 180 employés, la marque passe à 40. Raf Simons lui-même doit vendre ou partir. C’est l’ironique chronique d’un designer pris au piège d’un système auquel il a toujours cherché à échapper.

Depuis deux ans, son style s’affirme et s’affranchit de la frigide figure tutélaire. Exit le pantalon cigarette noir plébiscité par les «Machtfrauen» de Düsseldorf dans les années 80. Sa réussite éclate aux yeux de tous au moment des présentations printemps-été 2008. Défilent à Milan des silhouettes virginales sur lesquelles le créateur a jeté des sortes de foulards de gymnastique rythmique, en fait du tulle et de l’organza sous forme de robes mille-feuilles et d’empilement de gazes. A certaines coupes droites, sévères et géométriques, répondent d’autres brouillonnes et nébuleuses contrastant de fluidité dans les matériaux et dans les couleurs. Quelles couleurs! Rose glacé fluo, orange fumé ou, plus tranchant, bleu nuit, rouge pivoine et les inévitables noir et blanc de la palette classique Sander. Un miracle de combinaisons osées et élégantes qui accrochent tous les commentateurs. La collection fraîche et légère repousse les catégories classiques de la féminité. Raf Simons, créateur homme sous son seul nom, réinvente les silhouettes des femmes dans la simplicité et l’évidence du moule Jil Sander. Fée, souveraine antique, femme d’affaires ou gymnaste, évaporée, douce, forte, mais jamais dominatrice, la femme Sander retrouve une identité. Une harmonie foncièrement nouvelle, furieusement moderne et graphique.

Le talent suffira-t-il à assurer au créateur une pérennité chez Jil Sander? Rien n’est moins sûr. L’éviction d’Olivier Theyskens, autre agitateur de silhouette anciennement à la tête de Rochas laisse craindre le pire quand les financiers prennent les décisions sur l’avenir des maisons de couture. Mais quoiqu’il advienne, Raf Simons rebondira, lui qui assène: «Je ne sais pas ce que je ferai dans deux ans; il est possible que je laisse tomber la mode.» Plus forgeur d’idées et artiste que créateur de mode, il n’a pas hésité, en 2000, à mettre au chômage technique ses onze employés pour prendre une année sabbatique et devenir commissaire d’exposition. Son retour en 2001 avec une collection plus sombre, plus politique, plus banlieue-bière-bitume-rock-new-wave avec notamment des références au graphisme de Peter Saville, à la musique de Joy Division et de New Order, le consacre comme prophète de l’apocalypse avant les événements du 11 septembre. Deux ans plus tard, il remporte le prix Swiss Textile à Lucerne doté de 100’000 francs, qui sauve sa Maison de la ruine. Le prix, lui, ne survivra pas à cet éclair de perspicacité.

Désormais, sa ligne masculine sous son nom propre évolue dans des sphères plus apaisées. Le tailleur et l’expérimentateur ont supplanté l’anarchiste. Techno-bohème pour l’été, classique et formel pour l’hiver, l’adolescent rebelle s’assagit. Le puriste s’éveille. Sommet d’une carrière dans la mode ou étape transitoire? Jil Sander lui offre en tout cas le cadre idéal pour explorer cette nouvelle facette.