Soutenir une ministre tout en désapprouvant son programme: voilà qui rend la vie politique suisse à peu près illisible. Mais cette acrobatie a aussi pour effet heureux de déstabiliser sérieusement l’UDC.
Là, chapeau. Se faire acclamer par un assemblage hétéroclite de 12’000 anti-blochériens — enfin, surtout anti-blochériennes — armés de parapluies bigarrés et de bons sentiments divers juste après avoir présenté un programme politique a peu près aussi musclé et à droite que celui de Blocher, il fallait avoir le talent et le culot.
Eveline Widmer Schlumpf les a eus et a bien mérité donc de recevoir en cadeau de la presse dite de boulevard un schtroumpf farceur. Presse dans laquelle ce dimanche elle reprend l’argument de ses supporters PDC, socialistes et radicaux venus faire allégeance: «Je ne crois pas que les gens étaient présents pour défendre un programme politique mais pour exprimer leur soutien au respect des institutions et des principes démocratiques de notre pays.»
Hormis ce petit frisson toujours agréable que procure le sentiment de vivre un moment historique et l’importance facile qu’on se donne à trembler à bon marché, on ne voit pas trop où ni comment ce respect et ces principes ont été mis à mal ou menacés de destruction massive. Certes, l’UDC s’est montrée d’une grossièreté et d’une mauvaise foi rares face à la nouvelle conseillère fédérale, mais il s’agit surtout de linge sale bruyamment essoré en famille.
Si les anti blochériens de l’UDC — les grisons, les bernois, et quelques égarés romands qui croient encore à la fable d’un parti réellement paysan — l’étaient vraiment, anti-blochériens, cela ferait longtemps qu’ils auraient quitté ce parti pratiquant le culte de la personnalité, défendant des principes sans ambigüité, largement xénophobes, et des méthodes limpides basées sur la provocation et le mépris de l’adversaire.
Et si vraiment le parlement était offusqué par les méthodes et le style de Blocher, qui est celui de l’écrasante majorité des membres et élus de l’UDC, il ne se serait pas contenté d’évincer le chef mais aurait remis en question la présence même de deux ministres de cette formation au gouvernement et opté pour une coalition républicaine.
Manque de courage, crainte de toucher à l’immaculée concordance, va savoir. Toujours est-il que le résultat est là: un feu d’artifices de schizophrénies variées qui enflamme le monde politique suisse et le rend définitivement incompréhensible non seulement pour des martiens débarquant par hasard mais aussi pour nos propres voisins français, allemands ou italiens qui auraient la drôle d’idée de s’y intéresser.
C’est ainsi que le président du PDC Christoph Darbellay, qui a bâti toute sa carrière sur la représentation permanente et l’omniprésence médiatique, se dit «impressionné» par la manifestation de Berne, où le peuple auraient délivré un message clair: «Que les élus se concentrent sur les dossiers politiques et renoncent à faire du théâtre.» Tout à fait, Christophe.
L’ancienne parlementaire verte Cécile Bühlmann est venue, de son côté, dire à la tribune qu’elle ne partageait pas le programme d’Eveline Widmer-Schlumpf mais qu’elle la soutenait, elle. Le problème est bien là: avec ce programme — durcissement des lois sur l’asile, des critères d’intégration, des mesures de sécurité intérieure, par exemple le renforcement des écoutes téléphoniques –, avec cet évangile de Blocher sans Blocher, qui Eveline Widmer-Schlumpf représente-t-elle?
L’UDC n’en veut pas, car elle exige un message incarné, et les autres formations y sont allergiques idéologiquement. Tout au plus la nouvelle ministre est-elle en phase avec non pas même la section grisonne de l’UDC, mais la moitié environ de cette section.
Cette schizophrénie générale a pour effet amusant de gangrener d’abord l’UDC: après la présentation du programme d’Eveline Widmer-Schlumpf, le conseiller national Yvan Perrin en est resté baba et juge désormais la traîtresse trop top et même «transcendée».
A l’inverse un autre conseiller national romand de l’UDC, le genevois Yves Nidegger, trouve «qu’ un socialiste aurait pu dire la même chose».
Quant à Blocher lui-même, il qualifie tout cela de «ridicule». Le tribun qui s’était cru trop malin n’a jamais sans doute été si proche de la vérité.
