TECHNOPHILE

Fribourg bientôt géant des nano

Grâce au don de 100 millions de francs de l’industriel Adolphe Merkle, l’Université de Fribourg va entrer dans la cour des grands dans le domaine des nanotechnologies.

La surprise a été totale, en novembre dernier, quand Adolphe Merkle, l’ex-directeur de l’entreprise fribourgeoise Vibro-Meter, a annoncé son cadeau de 100 millions de francs à l’Université de Fribourg (UniFR). Il s’agit du montant le plus important jamais offert par un privé à une haute école suisse.

Cette énorme donation va changer la face de l’UniFR, dont le budget global l’an dernier ne dépassait pas 180 millions. «Evidemment, il s’agit d’un don extraordinaire pour notre institution, dit le recteur, Guido Vergauwen. Il va nous permettre d’accroître notre visibilité internationale dans le domaine des nanomatériaux, un champ de recherche que nous développons depuis une vingtaine d’années.»

Les recherches fribourgeoises dans ce domaine, initialement dirigées par le professeur de physique expérimentale Louis Schlapbach, avaient connu une période faste dans les années 80 avant de tomber dans un relatif anonymat. Conséquence: l’université fribourgeoise n’a pas été retenue jusqu’ici dans le programme Nano-Tera du Fonds national, qui prévoit d’investir ces quatre prochaines années 120 millions dans la recherche sur les nanotechnologies (la manne sera repartie entre les deux Ecoles polytechniques, les Universités de Bâle, Neuchâtel et de Suisse italienne, ainsi que le Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM) à Neuchâtel).

Les 100 millions d’Adolphe Merkle doivent remettre Fribourg au niveau de ses concurrents. Ils permettront, notamment, la création d’un nouveau centre de recherche dédié aux nanomatériaux, l’Institut Adolphe Merkle (AMI).

«Cet institut regroupera quatre groupes interdisciplinaires de recherche en physique, chimie, biophysique et nanotechnologies», explique Peter Schutenberger, professeur de physique expérimentale, qui prendra la direction de l’AMI. Doté d’un budget annuel de 5 millions de francs, soit les intérêts des 100 millions, l’Institut devrait vite compter une quarantaine de chercheurs, qui seront recrutés pour l’occasion.

Les travaux se développeront selon trois axes principaux: la recherche fondamentale, la recherche appliquée, en collaboration avec l’industrie, et la réalisation de mandats de recherche pour le compte de PME. L’AMI soutiendra également les activités du «Fribourg Center for nanomaterials» (Frimat), créé en 2006, grâce à une première donation du mécène fribourgeois.

La fondation Adolphe Merkle, chargée de gérer les 100 millions, investira également des fonds dans deux autres projets: la création d’une nouvelle chaire en management de l’innovation et transfert de technologies, ainsi qu’un nouvel institut de recherche en plurilinguisme.

Un investissement aussi massif ne risque-t-il pas d’accroître la compétition entre les différents centres suisses de recherche sur les nanotechnologies? «Absolument pas, répond Guido Vergauwen. Nous allons travailler pour être complémentaire des autres universités.»

Un avis partagé par les Ecoles polytechniques fédérales qui voient d’un bon œil l’émergence d’un potentiel «collaborateur de niveau égal».

«Il faut voir cela comme un réseau suisse, dont la concurrence se trouve aux Etats-Unis, en Europe ou au Japon, explique Peter Schutenberger. L’idée est de faire de notre pays un véritable centre mondial dans ce domaine.»

Seul le centre de nanotechnologies de Thoune, filiale locale du laboratoire fédéral d’essai des matériaux (EMPA), pourrait pâtir de l’émergence de Fribourg. Pénalisé par un manque de masse critique, ce site pourrait être délocalisé à Fribourg.

D’ailleurs, l’UniFR ne cache pas ses appétits: «Bien sûr, intégrer Thoune à nos propres recherches serait très intéressant. Si une décision politique venait à être prise en ce sens, nous serions ravis d’accueillir cette unité», confie Guido Vergauwen. Un discours qui n’enchante guère le président de la ville de Thoune, le socialiste Hans-Ueli von Allmen, qui ne cesse de dénoncer dans la presse «ces convoitises peu amicales».

——-

«Le niveau de l’université faiblissait»

Interview d’Adolphe Merkle.

Pourquoi ce don extraordinaire à l’Université de Fribourg?

Adolphe Merkle: Je trouvais que le niveau de l’uni faiblissait, particulièrement en sciences naturelles. A tel point que j’avais l’impression que l’université et le canton n’offraient plus aux jeunes les possibilités qu’ils m’avaient données. Or j’y suis très attaché: je suis né à Fribourg, j’y ai étudié l’économie, j’y ai développé Vibro-Meter… En un mot: je suis enraciné à Fribourg. Ce canton m’a beaucoup donné, sur le plan scientifique, mais aussi humain. Aujourd’hui, j’arrive à un âge où je me demande ce que, moi, je peux apporter en retour. Par mon geste, je souhaite contribuer à renforcer le potentiel scientifique et économique fribourgeois, pour aider les nouvelles générations à mieux assumer leur avenir.

Tout de même, 100 millions, c’est énorme…

Adolphe Merkle: Mais, vous savez, il n’est plus possible de conduire des recherches de haut niveau avec de faibles moyens. 100 millions, c’est ce qu’il faut pour développer un institut de renommée internationale sur les nanomatériaux. Pour être source d’innovations, la recherche fondamentale doit investir sur le long terme. Pour cela, elle a besoin de bases financières importantes. Avec la mondialisation et l’augmentation de la concurrence internationale qui en résulte, il était urgent de faire cette donation.

Comment vous est venue l’idée de ce don?

Adolphe Merkle: En 2005, Urs Altermatt (ndlr: l’ex-recteur de l’Université de Fribourg) m’a approché. Cette rencontre a débouché sur un premier don de 4 millions de francs, qui a permis la mise en place du centre FriMat (Fribourg Center of Nanomaterials). Pour moi, cette première donation avait valeur de test: je voulais voir la motivation de l’Université. Les autorités universitaires et les chercheurs ont fait part d’un très grand intérêt, ce qui m’a conduit à réfléchir à un nouveau don. Mais attention, la donation de 100 millions est mon initiative. J’y ai réfléchi pendant près de 6 mois. Une fois que la décision a été prise, j’ai rencontré le professeur Schurtenberger et ses collègues afin de définir exactement ce qu’il était opportun de faire de cet argent.

Pourquoi avoir choisi la recherche sur les nanomatériaux?

Adolphe Merkle: Ce domaine est, à mes yeux, le plus prometteur pour l’avenir. Je pense que les nanotechnologies vont avoir une incidence importante sur l’économie, parce que les applications potentielles sont nombreuses. Il est primordial que la Suisse, et en particulier Fribourg, soient bien positionnés dans ce domaine. Si, grâce à leurs découvertes, les chercheurs de l’Institut déposent des brevets et développent des applications, il y aura des retombées économiques importantes pour tout le canton. Des spin-off et des start-up verront le jour et des entreprises déjà présentes profiteront des recherches pour se développer.

Pour vous, le transfert technologique est primordial…

Adolphe Merkle: En tant qu’ancien industriel, j’y attache effectivement beaucoup d’importance. Et ce pour une raison évidente: les développements dans le domaine industriel proviennent souvent de la recherche fondamentale.

Désormais, vous êtes un modèle…

Adolphe Merkle: Ce n’est pas ma façon de voir les choses. Je trouve qu’on exagère un peu avec moi. Bien entendu, je suis très heureux que cet Institut porte mon nom et que le Grand Conseil nous ait nommés, ma femme et moi, citoyens d’honneur. Mais, si j’accepte volontiers les honneurs, je ne les ai jamais recherchés.

Ferez-vous d’autres dons?

Adolphe Merkle: Il est encore trop tôt pour y penser.

——-

Un entrepreneur visionnaire

Il le dit et le répète lui-même: Adolphe Merkle est «enraciné» à Fribourg. Né en 1924 à Guin, dans la partie germanophone du canton, il en est désormais citoyen d’honneur. Un titre qui couronne l’investissement de toute une vie dans le canton.

Son doctorat en poche, obtenu à l’UniFR, il se lance à 27 ans dans l’immobilier. Un an plus tard, il découvre une entreprise baptisée Vibro-Meter. Le jeune entrepreneur investit dans cette entreprise moribonde, qui a pour vocation d’utiliser l’électronique pour développer des systèmes destinés à mesurer les vibrations. En tant que directeur et actionnaire unique, il la relève progressivement.

Après avoir travaillé pour l’industrie automobile, Vibro-Meter s’oriente dans les années 1960 vers l’aéronautique, avec des clients comme Swissair, Boeing, Airbus, Rolls-Royce, etc. Le succès acquis, Adolphe Merkle vend sa société au groupe Electrowatt, en 1991. Filiale du groupe anglais Mergitt depuis 1998, le succès de Vibro-Meter ne s’est pas démenti depuis. En 2007, son chiffre d’affaires a atteint 150 millions d’euros, contre 130 millions un an plus tôt. «Pour 2008, nous nous attendons encore à une croissance supérieure à 10%», confie l’actuel directeur, Peter Huber. Les appareils développés par l’entreprise équipent notamment l’Airbus A380 et le Boeing 787 Dreamliner.

——-
Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex d’avril 2008. En vente en kiosques.