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Quand un ministre israélien dérape

Matan Vilnaï menace les habitants de Gaza d’une «importante shoah». Le propos est si grossier que tout le monde se tait. Analyse.

Il est des silences plus assourdissants que d’autres. Celui qui règne depuis que, le 29 février dernier, le vice ministre israélien de la Défense a osé menacer les habitants de Gaza de shoah est singulièrement parlant. Il est révélateur du malaise qui règne, disons pour faire simple, en Occident sur la question d’Israël, sur l’antisémitisme et les conséquences de la destruction des Juifs d’Europe par les nazis pendant la Deuxième guerre mondiale.

Commençons par les faits. Matan Vilnaï, né en 1944 à Jérusalem, est un sabra qui n’a jamais connu les ghettos d’Europe centrale ou d’ailleurs. Il avait 4 ans quant les sionistes ont proclamé l’Etat d’Israël. Il avait 12 ans au moment où, enfonçant les lignes égyptiennes, Moshe Dayan faisait vibrer la fibre patriotique de tous les gamins du pays. Pas que des gamins, d’ailleurs. Il étudie l’histoire à l’université Tel-Aviv dont il est diplômé, mais c’est la carrière militaire qui l’attire.

Parachutiste, il grade rapidement. En 1973, pendant la guerre du Kippour, il commande dans le Sinaï. Dans les années 1990, après des stages aux Etats-Unis, il est adjoint au chef d’état-major général. En 1999, la retraite venue, il tombe en politique, chez les travaillistes. Député, ministre à diverses reprises, il est un personnage important de l’establishment politique israélien. Si Ehud Barak, l’actuel ministre de la Défense, parvient à battre Bibi Netanyahou aux prochaines élections, Vilnaï se hissera avec lui au faîte du pouvoir.

Ces précisions pour bien montrer que, quoique parachutiste, Matan Vilnaï est un homme en principe cultivé qui devrait savoir de quoi il parle, qui ne peut donc pas utiliser impunément un mot comme «shoah», même si lui-même n’en a pas été une victime directe. Or voici comment à la radio de l’armée israélienne, il menaça les habitants de Gaza selon les termes rapportés par les agences:

«Plus les tirs de roquettes Kassam s’intensifieront, plus les roquettes augmenteront de portée, plus la shoah à laquelle ils s’exposeront sera importante, parce que nous emploierons toute notre puissance pour nous défendre.»

Depuis que l’on a découvert Auschwitz, Treblinka et les autres camps d’extermination, on ne sait pas comment qualifier le génocide des Juifs commis par les nazis. L’événement a été si horrible que chaque langue ou chaque interprète tente de lui donner un caractère unique. Dans l’espace francophone, on a commencé par reprendre les termes nazis de «solution finale».

Puis, toujours dans l’espace francophone, les gens de la génération de Matan Vilnaï ont commencé à approcher du drame juif par le film «Nuit et brouillard» d’Alain Resnais sorti en 1956. Ensuite, dès le début des années 1960, les historiens ont (très) lentement pris les choses en main. Dans son coin et dans l’isolement des bibliothèques, le grand historien Raul Hilberg commence à enquêter sur «La destruction des Juifs d’Europe» qui reste à ce jour ma meilleure définition des horreurs nazies. Mais qui est trop lourde à manier pour les médias. Les gens parlaient alors simplement de génocide des Juifs sans se poser trop de questions.

La guerre des Six Jours et la politique agressive de l’Etat d’Israël qui occupa de larges territoires appartenant à la Syrie, à la Jordanie et à l’Egypte projeta le génocide à la une des médias. Il s’agissait de comprendre le pourquoi d’une telle guerre. On parla alors d’holocauste, un terme exprimant dans le judaïsme le sacrifice par le feu.

Puis, en 1985, arriva Claude Lanzmann avec «Shoah» un film dont il voulut qu’il fût considéré comme définitif, comme épuisant le sujet, comme le résumant dans le terme de «shoah». Prudents, les dictionnaires attendent encore.

Mais, par un effet boomerang, voici que le sinistre Matan Vilnaï, en menaçant les Palestiniens de shoah, trivialise le terme, l’abaisse au niveau d’une simple boucherie guerrière, en fait un avatar de l’idéologie de corps de garde israélien. Comment les consciences critiques pourront-elles dorénavant joindre la plainte muette d’un poète comme Paul Celan ou d’un peintre tel que Zoran Music et la vomissure d’un Matan Vilnaï?

Nous sommes arrivés à la limite de l’exception israélienne. Cela fait déjà une bonne vingtaine d’années, mettons trente pour tenir compte des campagnes de Yasser Arafat au début des années 1970, que toute analyse de la politique d’Israël dans les médias est soumise à une certaine retenue. Un journaliste ne parle pas sans risque de la politique d’Israël.

L’intolérance en ce domaine est telle qu’un philosophe comme Bernard-Henri Lévy en arrive à voir dans l’antiaméricanisme français une forme d’antisémitisme parce que, dit-il, il est bien connu qu’en dernière analyse, la politique américaine est influencée par le fameux lobby juif. Donc, pas touche!

Que pensent ces intellectuels à la Lanzmann, à la BHL, à la Finkielkraut, de la martiale sortie du vice ministre de la Défense israélien? Que pensent-t-ils de la version officielle, gouvernementale, de la nouvelle shoah? Il n’est plus question de terrorisme aveugle, de roquettes meurtrières, de vies juives menacées. Il s’agit du génocide pensé et réfléchi d’un peuple. Certes quelques porte-parole du ministère ont démenti. Mais qui ne sait que les porte-parole sont aussi payés pour nier les paroles? Messieurs, nous attendons avec intérêt votre prise de position.