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L’exception du Kosovo

C’était écrit sur son t-shirt blanc, dans la langue des vainqueurs: «193rd state!»

Lui: un Albanais du Kosovo, ivre de bonheur, dans la foule de Pristina, dimanche 17 février 2008 sur le coup de 17 heures. Quatre-vingt minutes plus tôt, le premier ministre Hashim Thaçi avait dit ceci devant le parlement de la désormais ex-province serbe: «Nous sommes un Etat démocratique et souverain».

Le Kosovo devenait le 193ème Etat de la planète, en attente des premières déclarations de reconnaissance — plus d’une centaine de pays se sont engagés à le reconnaître (dont 21 sur les Vingt-Sept de l’Union européenne).

La langue des vainqueurs? Celle de l’Amérique, sans les missiles de croisière de laquelle ce minuscule territoire ne serait jamais parvenu à sortir de l’orbite serbe détestée. Il existe, depuis huit ans déjà à Pristina, une «avenue Bill Clinton».

Et dans les célébrations d’hier, au Kosovo comme sur les places des grandes villes de Suisse et d’Allemagne — les deux pays de la diaspora kosovare –, les aigles bicéphales noirs sur fond rouge de la nation albanaise côtoyaient les bannières étoilées.

Les Albanais du Kosovo vouent une reconnaissance éternelle et une admiration sans bornes aux Etats-Unis. Parce que c’est Washington qui a pris la décision de bombarder Milosevic pour faire cesser les massacres. Parce que les Européens avaient les mots, mais pas les avions. Bien sûr, c’était une époque, pourtant pas si lointaine, où la première puissance mondiale était encore dirigée par un démocrate éclairé. Bien sûr, depuis, l’Amérique s’est très mal comportée: en Irak, à Guantanamo.

Mais l’essentiel, vu de Pristina, est que les Américains, dans le cas précis du Kosovo, aient tenu parole («Si vous n’arrêtez pas tout de suite, nous vous bombardons dans 48 heures», avait dit Richard Holbrooke à Milosevic, dans le bureau de ce dernier à Belgrade, deux jours avant le 24 mars 1999).

Les motifs de l’intervention? Il est peut-être utile, à ce stade, de les répéter: les troupes serbes étaient en train de «nettoyer» la province à majorité albanophone, après avoir repoussé les guérilleros de l’UÇK. Pouvait-on prendre le risque, en laissant faire, de se trouver avec un nouveau Srebrenica sur les bras?

L’Occident européen, et son bras armé américain, sont d’abord intervenus au nom d’une certaine idée de la morale, avec laquelle ils avaient eux-mêmes trop longtemps transigé en Bosnie: pour faire cesser une boucherie en cours, un combat déséquilibré entre une guérilla certes mobile mais mal armée, et une armée serbe engagée dans une énième opération de nettoyage ethnique de grande ampleur.

Revient à l’esprit le débat de cette fin de siècle dernier, qui portait sur le droit d’ingérence. Un débat porté notamment par Bernard Kouchner, qui fut par la suite le premier «proconsul» onusien du Kosovo libéré.

Fallait-il intervenir sur le territoire souverain d’un Etat (la Yougoslavie de 1999) pour protéger une population en danger? Le droit international l’interdisait. Est-il toujours juste de le respecter? Au nom de ce dogme, d’innombrables massacres ont été commis par des salopards à l’abri de leurs frontières. Que se serait-il passé au Kosovo si ce que l’on appelle l’Occident en était resté au stade des menaces face à la fuite en avant criminelle de Milosevic?

L’intervention a finalement eu lieu, sans l’aval de l’ONU — la Russie disposait, elle dispose toujours, du droit de veto au conseil de sécurité. Le Kosovo est de facto indépendant depuis le 10 juin 1999, depuis l’entrée des troupes de l’OTAN dans la province.

Dès ce jour, on avait compris: plus jamais cette province ne pourrait être serbe. La Russie, qui n’était pas encore poutinienne, l’avait compris aussi.

Aujourd’hui, le Kremlin se dit outré, parle de «dangereux précédent». Une posture qui relève davantage de l’exercice de style à usage interne que d’une réelle volonté de défendre l’intégrité territoriale de la Serbie. Car cette intégrité, la Serbie est la première à l’avoir fissurée: en faisant donner l’armée, alors toujours yougoslave, contre la Croatie sécessionniste (1991-1992). Ensuite, en servant de parrain aux Serbes de Bosnie, le régime de Slobodan Milosevic a signé lui-même les actes successifs du démantèlement du territoire qu’il comptait préserver.

Le dilemme provoqué par le Kosovo demeure. Après avoir été pour une fois cohérents (paroles, puis actes à l’avenant), les Européens sont soudain pris de vertige: et si le précédent évoqué par Moscou était à prendre au sérieux? Et si l’effet domino annoncé par les cassandre se matérialisait? On verrait alors tous les peuples mécontents de leur sort, toutes les minorités, y compris celle fantasmant leur oppression, proclamer leur indépendance…

Un cauchemar géopolitique qui passe par le limès de l’ex-empire soviétique et ses pseudo-Etats autoproclamés avec le soutien de Moscou (Abkhazie, Ossétie du Sud, Transnistrie), mais aussi, dans les Balkans, par le territoire des Serbes de Bosnie et celui des Albanais de Macédoine. Ou encore par la région où vivent les Hongrois de Transylvanie (Roumanie) ou encore des Hongrois de Slovaquie. Sans même évoquer les cas basque, ou écossais.

A l’examen, cette crainte brandie par les Russes (et, il faut le dire, par tous ceux que l’imposition dans les Balkans d’une forme de pax americana insupporte) ne tient pas la route.

D’abord parce que fouler le droit international une fois, ce n’est pas en faire une règle.

Ensuite parce que cette entorse-là avait une cause morale, évoquée plus haut, et assez souvent oubliée dans les commentaires entendus ces jours. Le Kosovo doit rester une exception, mais il mérite son exception.