LATITUDES

Annemarie Schwarzenbach, un destin suisse

L’amie d’Ella Maillart aurait eu cent ans cette année. Deux livres racontent la vie de cette écrivaine devenue célèbre cinquante ans après sa mort. En toile de fond, une grande bourgeoisie zurichoise richissime et pronazie.

Personne en France n’ignore qu’un train peut en cacher un autre. Il en va parfois de même pour les livres. Ainsi qui aurait cru que derrière un titre comme «Maman, tu dois lire mon livre» d’Alexis Schwarzenbach se cache une fresque étonnante décrivant une certaine bourgeoisie zurichoise pendant la première moitié du XXe siècle?

Même le sous-titre «Annemarie Schwarzenbach, sa mère et sa grand-mère» ne dévoile pas grand chose du contenu de l’ouvrage. On pense à une vague incursion dans la famille d’une écrivaine qui connaît depuis une quinzaine d’années une gloire posthume et dont on célèbre cette année le centenaire de la naissance. Quelle erreur!

Annemarie Schwarzenbach, qui vécut de 1908 à 1942, est certes la figure centrale de l’ouvrage. Mais il suffit de préciser que l’auteur commence son récit en 1883 et le termine en 1959 pour souligner le fait que cette figure centrale, sa brève existence, la cohorte de ses malheurs apparaissent presque comme un prétexte. En excellent historien, Alexis Schwarzenbach utilise la vie de sa grand-tante, sa notoriété tardive, pour brosser le portrait de deux familles alliées, les Wille et les Schwarzenbach, qui eurent un poids considérable sur la politique, l’économie, la culture de la Suisse.

Si, à la lecture, on ne fait qu’effleurer en 1935 le jeune fasciste James Schwarzenbach dont les initiatives xénophobes couperont le pays en deux vers 1970, les Wille père et fils sont présentés dans toute l’étendue de leur comportements pro-prussien pour le père et pro-hitlérien pour le fils.

Or Ulrich Wille père (1848-1925) fut général de l’armée suisse pendant la guerre de 14-18 alors qu’Ulrich Wille fils (1877-1959), colonel-commandant de corps en 1939 puis chef de l’instruction, intrigua à tel point en faveur du IIIe Reich que le général Guisan le licencia fin 1942.

Clara Wille (1851-1946), femme du général et grand-mère d’Annemarie, était une von Bismarck, cousine du chancelier allemand. Femme de tête, elle régna pendant des décennies sur une famille qui comptait cinq enfants et une vingtaine de petits-enfants.

En 1912, elle connut sa plus grande réussite sociale en accueillant à Zurich l’empereur Guillaume II venu en Suisse assister à des manœuvres organisées par son mari. Pour l’occasion, sa fille Renée (1883-1959), mère d’Annemarie, prêta sa belle calèche pour les déplacements du Kaiser. C’est celle qui figure dans tous les livres d’histoire.

Une autre visite allait marquer durablement les familles Wille et Schwarzenbach, celle d’Adolf Hitler.

    «Fin août 1923, [Hitler] entreprit donc personnellement un voyage en Suisse, en compagnie d’Emil Gansser. C’est ainsi qu’il rendit notamment visite aux parents de Renée, à Mariafeld [résidence du général Wille – ndlr]. Clara Wille trouva «Hittler [sic] extrêmement sympathique! Il frémit tout entier quand il parle. Il parle magnifiquement. Ulrich Wille, en revanche ne semble pas avoir été aussi enthousiasmé par la voix du visiteur. Sa petite-fille Annemarie se souvint plus tard que son grand-père, après la rencontre, avait dit: ‘Pour l’amour de Dieu, pourquoi cet homme doit-il crier tout le temps?’ Les idées politiques de Hitler déplaisaient à Ulrich Wille, non moins que sa voix.»

Sa femme le suivit dans sa méfiance et fixa ses espoirs sur Mussolini qui, selon elle, avait vraiment la carrure d’un homme d’Etat et la prestance d’un chef. Ulrich junior, malgré son père, fut toujours favorable aux nazis. Lors du même voyage, Hitler s’arrêta aussi chez lui et devant un petit cercle d’invités prononça un discours programme qui fit tomber les billets de banque dans son escarcelle.

Ulrich junior le rencontra encore après sa prise de pouvoir. Ami de Rudolf Hess, cet officier supérieur de l’armée suisse passe une soirée chez lui à Munich en mars 1934. Un invité surprise les rejoint pour partager le repas: le chancelier Adolf Hitler. Des années après la guerre de 1939, il envoie toujours des salutations au prisonnier de Spandau.

Alors que les Wille vivaient surtout de leur salaire, Renée était devenue richissime par son mariage avec Alfred Schwarzenbach (1876-1940), cohéritier de l’empire industriel familial en 1904 déjà, à l’âge de 28 ans. C’est l’occasion pour l’historien de raconter la saga de ses ancêtres soyeux zurichois:

    «Vers la fin du siècle, la production de la soie se mit à passer à vue d’œil, du tissage manuel aux métiers mécaniques, et Robert Schwarzenbach, heureux propriétaire de la maison depuis 1889, fonda des filiales en Italie, en France, en Allemagne et aux USA, et ouvrit des bureaux de vente à Londres, Lyon, Berlin, New York et Milan. En 1870, l’entreprise employait environ 1000 tisserands dans différents villages dispersés autour du lac de Zurich. La Société Robert Schwarzenbach & Co, au moment des fiançailles de Renée, en 1903, était devenue l’une des plus importantes entreprises de textiles du monde. Elle occupait, sur toute la planète, plus de 10000 ouvriers.»

Le père d’Annemarie et ses frères développent encore l’affaire, surtout aux Etats-Unis, accumulent une fortune colossale et vivent comme des pachas (mais à la zurichoise, en protestants). La Première Guerre mondiale stoppe la croissance: produit de luxe, la soie peine à trouver une clientèle, puis les incertitudes de l’entre-deux-guerres et la Deuxième Guerre mondiale provoquent le lent déclin de l’entreprise.

Si les hommes vivent à l’armée ou font des affaires, les femmes, elles, se consacrent à des activités sociales, culturelles ou sportives. Cela nous entraîne dans la bonne société zurichoise où les Schwarzenbach venus de la campagne doivent jouer des coudes pour se faire admettre par la bourgeoisie citadine. Cela se joue dans le soutien à l’opéra ou à l’orchestre symphonique, par l’organisation de fêtes somptueuses où l’on croise Richard Strauss, Wilhelm Furtwängler ou Siegfried Wagner. On se détend par les chevauchées à cheval dans les forêts proches et en participant à des concours hippiques. On parcourt l’Europe de palaces en palaces.

La plume d’Alexis Schwarzenbach, précise, documentée, inquisitoriale presque, nous restitue ainsi des décennies de la vie d’une grande famille de la grande bourgeoisie toute entière tournée non vers Berne, mais vers l’Allemagne.

Et Annemarie? direz-vous. Elle apparaît à son heure, page 168, au sortir de la petite enfance. Soumise à une mère tyrannique, intransigeante, à l’homosexualité refoulée, elle connaît dès son adolescence une extrême difficulté à se réaliser dans son milieu.

Son petit-neveu décrit en détail les relations conflictuelles entre la fille et sa mère sous l’œil désapprobateur de la grand-mère (la générale) envers sa fille et empathique envers sa petite fille. Le conflit entre Annemarie et ses parents se cristallise sur le rejet d’Hitler et du nazisme qu’elle trouve répugnants. La mère pour sa part est convaincue que sa petite subit de mauvaises influences, notamment celle d’Erika Mann, fille de l’écrivain Thomas Mann. Femme de théâtre, antinazie militante, homosexuelle et morphinomane, Erika fascine Annemarie, mais refuse d’en faire sa partenaire. En dehors de la famille, elle paraît être la personne qui ait le plus compté dans la vie de l’écrivaine.

Les admirateurs d’Annemarie Schwarzenbach connaissent ses dérives, ses fuites éperdues à travers les continents, ses amours désespérées pour des femmes insaisissables. Ils connaissent aussi son addiction à la morphine, ses problèmes psychiques, la succession de ses internements en cliniques psychiatriques. L’auteur a fouillé partout, examiné les dossiers médicaux (dont les curieuses thérapies du docteur Oscar Forel à Prangins), analysé le mariage raté avec un diplomate français.

Il y a juste un homme dont il ne parle pas, c’est Claude Bourdet (1909-1996). Devenu, suite à son engagement de résistant, un journaliste et politicien français de renom (cofondateur dans les années 1950 du journal France-Observateur et du Parti socialiste unifié), il commença par étudier la physique au Poly de Zurich. Il fait la connaissance d’Annemarie en 1930 et tombe amoureux fou de cette femme étrange. Plus tard il se souviendra:

    «C’était une grande jeune fille délicate et athlétique à la fois, aux allures un peu gauches ou viriles; sa voix était basse et douce, un peu brisée, son regard bleu infiniment doux lui aussi, et de même comme brisé, ou « reluctant ». (…) Je fus du premier jour ébloui, misérablement frappé comme quelqu’un qui se sent tout à fait incapable d’atteindre ce qui lui paraît plus désirable que tout.»

A sa mort, ses héritiers ont trouvé un lot de lettres qu’Annemarie lui avait adressées entre 1931 et 1938 et que les Editions Zoé publient aujourd’hui en un petit livre remarquablement réussi.

Passer comme je l’ai fait de la lecture de l’ouvrage d’Alexis Schwarzenbach à celle de ces lettres procure un grand bonheur. Car la femme décrite par l’un devient tout à coup vivante en s’adressant à l’autre. Les faux pas, les hésitations, la douleur, la chaleur, les rendez-vous manqués, les prières, les imprécations, les câlineries, le charme enfin d’une femme extraordinaire vous saisissent comme si elle était devant vous. Pauvre Bourdet, qu’est-ce qu’il a dû endurer!

    «Je ne l’ai embrassée qu’une fois, un soir dans sa Mercedes, je revenais avec elle de je ne sais où, c’était la nuit – elle arrêta la voiture, c’était dans une rue du Haut-Zurich, elle se tourna vers moi, il y avait un réverbère qui nous éclairait à travers le pare-brise, elle me tendit d’elle-même ses lèvres, et m’embrassa vraiment, ses cheveux me caressaient la joue – je n’oublierai jamais ses cheveux à travers lesquels brillait la lumière du réverbère. Ce jour-là, et depuis lors, j’ai été à elle pour toujours, et pourtant plus jamais je ne l’ai embrassée.»

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Alexis Schwarzenbach: «MAMAN, TU DOIS LIRE MON LIVRE. ANNEMARIE SCHWARZENBACH, SA MERE ET SA GRAND-MERE», traduit de l’allemand par Etienne Barilier, Editions Metropolis, Genève, 422 pages, 55 illustrations hors texte.

Annemarie Schwarzenbach: «LETTRES A CLAUDE BOURDET 1931-1938», édition établie, traduite et annotée par Dominique Laure Miermont, Zoé, Genève, 186 pages, 10 illustrations hors texte.