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L’abuseur et le justicier, couple infernal

Carnaval sanglant de Locarno, traque des curés pédophiles: revoilà la bonne vieille loi de Lynch de retour au pays de Guillaume Tell.

Deux enterrements très médiatisés cette semaine: celui du prêtre neuchâtelois, dit le curé aux casseroles, et qui a craqué sous la pression d’une double traque — médiatique et personnelle — via un blog infamant. Et celui d’un jeune étudiant tessinois tabassé à mort par trois jeunes Croates lors du carnaval de Locarno.

Ah, les prêtres pédophiles et les jeunes balkaniques! Ça, c’est de la cible idéale, qui rameute tout de suite progressistes laïcards et vieux réacs, les unissant dans une même soif de vengeance, la bave aux lèvres et des rêves d’exécutions publiques plein la tête.

Tant pis si le prêtre en question n’avait à se reprocher à l’âge de 20 ans qu’une liaison avec un jeune de 17 ans. Tant pis pour la dignité exprimée par les parents de l’étudiant tessinois, appelant dans une lettre ouverte à éviter toute récupération politique, à ne pas faire monter la mayonnaise anti-étrangers au détriment de la paix des morts.

La responsabilité des médias? Vous rêvez, mon bon. Le rédacteur en chef du Matin, Ponce Rothenbüler, à propos du prêtre neuchâtelois, s’en lave tranquillement les mains: la presse n’a fait «que poser les questions qui s’imposaient». Vingt-cinq ans plus tard, pour des faits non seulement prescrits mais qui avaient débouché sur un non-lieu.

Dans cet éditorial d’ailleurs, la victime est sobrement désignée par le terme de «mineur», histoire de ne surtout pas rappeler son âge réel au moment du prétendu délit.

Au Tessin, c’est au cri de «plus de criminels balkaniques chez nous, envoyez-les en Sibérie» que la Lega s’est emparée du drame.

A l’inverse c’est un évêque, probablement pas pédophile, mais il faudrait peut-être enquêter, Mgr Grampa, qui a rappelé quelques évidences de simple civilisation: «Les protestations et les contestations, la rage et l’indignation ne suffisent pas: il faut construire sur des valeurs fortes, positives et cohérentes.»

A lire les blogs et autres forums lancés par les mêmes journaux qui se délestent de toute responsabilité, on est loin du compte.

Le prêtre neuchâtelois? «Eloignez les enfants des prêtres cathos et des rottweiler». «Ya pas de fumée sans feu… S’il s’est tué, c’est qu’il avait des choses à se reprocher! Sa mort a été trop douce.» «Un pédophile qui se suicide? La belle affaire! Les voies du seigneur sont impénétrables, ce qui est sûr, c’est qu’il doit rôtir en enfer en ce moment!»

Les trois Croates sanguinaires? «Racaille balkanique».

Bref, la loi de Lynch fait un malheur au pays de Guillaume Tell et de la Croix-Rouge. Les justiciers s’activent de toute part, et traquent les abuseurs même dans les tout petits interstices.

Tenez la ligue pulmonaire suisse, qui milite pour l’abolition d’une pratique scandaleuse: l’habitude des douanes suisses de redistribuer gratuitement aux EMS les cigarettes de contrebande saisies. Des petits vieux et des petites vieilles serrées aux entournures et qui profitent de la mansuétude publique pour s’encrasser les poumons à l’œil? Salauds, va!

Et puis le justicier, avec le zèle du brave citoyen rédigeant sa bafouille à la Gestapo, et grâce à une presse toujours aux abois, reste informé des moindres abus et dérives concernant ses tête de turc préférées.

Il aura ainsi appris qu’une autre baston a eu lieu vendredi dernier à Brugg dans le canton d’Argovie, pour un regard jugé trop appuyé. Une rixe du genre barres de fer et lattes de bois, avec dix blessés à l’arrivée. Et comme à Locarno, sur fond d’atmosphère très balkaniques, cette fois serbes contre macédoniens.

Ces gens-là, c’est bien connu, abusent de tout — des prestations sociales comme de nos jolies fêtes champêtres. Tant pis pour les paroles d’un autre prêtre (décidément), le chef spirituel de la communauté croate du Tessin, Ivan Prusina, qui dit ne pas comprendre qu’on mette «dans le même panier toute une population aux racines différentes».

Pauvre naïf. Alors que la Suisse est à feu et à sang sous l’intolérable pression des abuseurs en tout genre et des violents de tout poils. Littéralement: l’association des paysans bernois met ainsi à la disposition de ses membres des panneaux à planter aux abords des pâturages et prévenant les promeneurs d’un épouvantable danger: les vaches, ces terrifiants ruminants. Avec les conseils suivants: «ne pas agiter de canne », «rester sur les sentiers», «ne pas caresser les veaux» et surtout, surtout, «ne pas fixer la vache dans les yeux».

Des fois qu’elle serait balkanique ou religieuse.