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L’autoroute déserte de Saveh

Chers amis,

Alors que l’Iran craque et crisse de toutes parts, cela vous paraîtra étrange de lire une histoire d’autoroute. Mais je reviens de Saveh, 120 kilomètres au sud-ouest de Téhéran, et c’était vraiment frappant: l’autoroute ouverte il y a six mois était totalement déserte alors que l’on apercevait clairement, un peu plus loin dans le désert, la vieille route bondée de voitures et de camions.

Difficile, pour un automobiliste européen, d’imaginer les souffrances endurées sur les routes iraniennes. D’abord, on se trouve tout de suite collé derrière un camion qui crache un poison noir de diesel mal digéré par un moteur mal fabriqué sous licence et âgé dans le meilleur des cas d’une quinzaine d’années. Quand on fait mine de le dépasser, on se trouve généralement face à un autre camion qui s’approche à une vitesse inversement proportionnelle à son chargement: il faut une certaine expérience pour déterminer jusqu’où avancer avant de se rabattre brusquement.

Quand la nuit tombe, les Iraniens attendent qu’elle soit parfaitement noire avant d’allumer leur phares, dans le but d’économiser leurs ampoules. Et quand enfin la route paraît libre, il n’est pas rare de se trouver soudain nez à nez avec une voiture venant à toute vitesse en sens inverse sur votre piste, vous obligeant à sortir de route pour éviter le choc frontal. L’ensemble de ces méthodes produit 15 000 morts par an pour seulement trois millions de véhicules. Un record mondial.

Dans ces conditions, le mépris des Iraniens pour l’autoroute flambant neuve laisse perplexe. C’est un peu comme si les vacanciers parisiens préféraient la Nationale 7 pour se rendre sur la côte d’Azur. Déjà, j’avais eu de la peine à trouver la bretelle d’entrée du nouveau tronçon. Tous les conducteurs interrogés au sud de Téhéran s’étaient obstinés à me donner la direction de l’ancienne route. Ce ne sont pourtant pas les péages qui effrayent les conducteurs iraniens, puisque contrairement aux autoroutes occidentales, c’est la dernière chose ici qui sera mise en fonction. Depuis six mois, les guichets sont vides et les barrières levées en permanence.

Les Iraniens seraient-ils hostiles au progrès? Je me souviens de l’ouverture de la ceinture de l’aéroport de Genève. Un reportage de la Télévision montrait plusieurs centaines d’automobilistes qui n’avaient pas hésité à se lever en pleine nuit pour être les premiers à rouler sur le tracé vierge, lorsque le ruban serait coupé vers 6 heures du matin. Avec le recul et la comparaison orientale, cet enthousiasme autoroutier est sans doute la preuve d’une saine confiance dans l’avenir.

Une enquête s’imposait et je suis parti le long de l’ancienne route. Un essaim de camions, de pick-up chargés de fruits et de taxis collectifs grouillait autour des «kebabi» (baraque à kébab) qui ponctuent le tracé. Je m’approche d’une table où l’on avale les brochettes à grandes arrosées de Farsi Cola et de bière islamique (sans alcool).

– Pourquoi n’utilisez-vous pas l’autoroute?

A voir la tête des conducteurs, c’était une question idiote. Le premier a estimé que l’autoroute était «encore une connerie du gouvernement». Le second a bougonné que c’était plus sympa de pouvoir s’arrêter dans les kebabi et causer un peu. Quant à la réponse du troisième, elle devrait faire réfléchir tous les hommes d’affaires européens qui se pressent à Téhéran, bourrés de solutions et de haute technologie à vendre. «L’autoroute?», a-t-il dit. «C’est trop direct».

Avec mes salutations les meilleures,

Serge

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Serge Michel, journaliste, est domicilié à Téhéran. Il travaille régulièrement pour Largeur.com