Le nouvel accélérateur à particules du Cern doit entrer en service dans les prochains mois. Reportage dans les entrailles de ce projet titanesque juste avant sa fermeture au public.
L’entrepôt jaune ne paye pas de mine. Posé au milieu de la campagne genevoise, non loin de la frontière française, il ressemble à n’importe quel autre hangar de chantier. A l’intérieur s’y déroule pourtant l’une des expériences les plus importantes de la physique moderne: le projet Atlas.
L’objectif est de prouver l’existence du boson de Higgs, une particule encore jamais vue. Sa présence pourrait permettre de confirmer l’ensemble de la théorie admise (le modèle dit standard) de la physique quantique. En effet, cette particule encore supposée explique l’origine de la masse de toutes les particules (y compris elle-même!)
Lorsqu’on pénètre dans le bâtiment, l’ampleur de cette recherche, sa simple énormité physique, saute aux yeux. Deux puits gigantesques trouent le sol, plongeant à quelque 95 mètres de profondeur.
Le long des parois blanches, de grands tuyaux métallisés se précipitent vers les entrailles de la terre. Au fond, on distingue une structure métallique. Comme dans un jeu de Légo géant, des pièces peintes de couleurs vives sont emboîtées les unes dans les autres. Les puits sont surplombés par deux ponts, de 140 tonnes chacun, qui ont servi à amener les pièces du détecteur au-dessus du trou, puis à les y descendre.
«Nous avons construit Atlas sous la terre, comme un navire dans une bouteille, en raison du trop grand volume de ses composants», explique Peter Jenni, le porte-parole de l’expérience. A intervalles réguliers, une sonnerie retentit, amplifiant l’impression de se trouver sur un énorme navire qui s’apprête à appareiller. La mise en marche de l’installation est prévue pour le printemps 2008.
Un sas permet d’accéder au détecteur, 100 m sous la terre. A l’arrivée, le tableau donne le vertige. Des pales gigantesques, recouvertes de panneaux de bronze, se font face dans la caverne de 53 m de long et 35 m de haut. Ces détecteurs doivent repérer les particules issues des collisions entre les faisceaux de protons. A partir de ces informations, les chercheurs pourront reconstituer le boson de Higgs.
L’installation est entourée de huit grandes bobines rayées gris et orange: dotées d’un champ magnétique de 3 teslas, elles servent à dévier les particules issues des collisions contre les détecteurs. La machine — qui pèse 7’000 tonnes — est posée sur une dalle en béton armé large de 5 m.
«Lorsque nous avons évidé la caverne, nous nous sommes rendu compte que le sol remontait d’un demi millimètre par an, car les machines sont moins lourdes que la terre qui a été retirée de la cavité. La plaque de béton permet à ce soulèvement de se dérouler de façon uniforme.»
Tout autour du détecteur, des ouvriers équipés de casques jaunes s’activent. De temps à autre, l’un d’entre eux disparaît à l’intérieur de l’une des pales. On le suit pour arriver au milieu d’un incroyable enchevêtrement de câblages et de machines. Nombre d’entre eux comportent l’inscription «made in Pakistan».
«Les pièces d’Atlas ont été produites par des firmes du monde entier, 36 pays collaborent sur cette expérience. Plusieurs ont choisi de nous fournir un soutien en nature plutôt qu’en argent, souligne Peter Jenni. C’est la société Nexans de Cortaillod (NE) qui a effectué l’extrusion des câbles composant les aimants, alors que le titanium utilisé dans les aimants provient d’anciennes usines d’armement russes.»
Après s’être heurtés, les faisceaux passeront au centre des grandes roues et ressortiront de l’autre côté pour poursuivre leur route à la vitesse de la lumière le long de l’anneau de 27 km de diamètre de l’accélérateur. Chemin faisant, ils traverseront trois autres détecteurs, qui correspondent aux autres expériences menées sur le LHC.
Depuis les couloirs adjacents à la machine, on aperçoit les centaines d’ordinateurs qui serviront à effectuer un premier tri dans l’information récoltée. Les résultats seront ensuite envoyés par fibre optique à un autre réseau informatique en surface pour un deuxième écrémage, avant d’arriver au centre de calcul du Cern.
«Nous analyserons un milliard de collisions par seconde, il est impossible de stocker autant de données. Il faut donc sélectionner les événements les plus intéressants en temps réel au plus près du détecteur. Au bout du compte, nous n’enverrons que 200 événements par seconde au centre de calcul.»
Sur une paroi, un panneau explique comment se comporter en cas de fuite de gaz. Le faisceau lui-même, en revanche, ne représente pas un danger. «Après la mise en marche, l’accès au tunnel sera très strictement contrôlé. La machine s’arrêtera automatiquement si quelqu’un se trouve dedans.» Les faisceaux seraient alors projetés dans deux couloirs de «secours» d’une centaine de mètres qui les stopperaient net.
Un autre élément suscite des craintes: les collisions de particules pourraient créer de mini-trous noirs, une perspective qui éveille de nombreux fantasmes au sein de la population. «Ce serait extrêmement spectaculaire, de l’ordre du sapin de Noël, sourit Peter Jenni. Mais il ne faut pas s’inquiéter, ces mini-trous noirs ne vont pas grandir. Ils auront un temps de vie très court puis s’évaporeront.»
De retour au sommet, on gagne la seconde expérience: le CMS, situé en rase campagne à Cessy, de l’autre côté de la frontière. Plus compact mais aussi plus lourd (12’000 tonnes), ce détecteur partage l’ambition de son concurrent Atlas: découvrir le boson de Higgs.
Seule la méthode diffère. «Nous n’utilisons qu’un seul aimant à 4 teslas et de 12 m de longueur, contrairement à Atlas qui en a plusieurs, explique Felicitas Pauss, professeur ordinaire de physique expérimentale des particules à l’Institut de physique des particules (IPP) de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich. De plus, pour mesurer l’énergie dégagée par les collisions de particules, nous nous servons de 76’000 cristaux synthétiques au lieu de l’argon liquide.»
Autre différence, le détecteur CMS a été construit en surface, par tranches, puis descendu sous terre. Les plus grandes pièces, pesant entre 1’000 et 2’000 tonnes, ont été déplacées au-dessus du puits sur des coussins à air, avant d’être délicatement posées au fond. Un processus qui a pris près de 11 heures pour certains composants. Dans le hangar de surface, on retrouve des pales géantes. Au centre, on perçoit une partie de l’aimant, rouge vif. «Le principal problème a été de descendre les pièces dans le bon ordre. Une fois en bas, on ne peut plus les déplacer», explique la scientifique.
Destination St-Genis, en France. Au milieu d’une zone résidentielle de villas cossues se trouve le bâtiment qui abrite Alice, la troisième expérience menée sur le LHC.
Contrairement aux deux premières, elle est contenue dans l’une des deux cavernes déjà utilisées du temps du LEP, l’ancien accélérateur du Cern. Ici, le détecteur ne se trouve qu’à 50 mètres sous terre. «Alice va chercher à reproduire l’état original de la matière, composé de quarks et de gluons, afin de déterminer ses propriétés et ainsi mieux comprendre les origines de l’univers, note Hans de Groot, le responsable financier de l’expérience. On va créer des sortes de mini big bangs. Notre aimant possède un champ magnétique relativement faible, mais il dépasse en taille ceux des autres expériences.»
Si Atlas se concentre sur l’analyse d’une dizaine de particules, Alice en examinera quelque 40’000. La masse d’informations produites — un mégaoctet par seconde — sera donc bien plus conséquente. «Sur un mois, Alice générera l’équivalent d’une pile de CD-Rom de la hauteur du Mont-Blanc!»
Prochaine étape, le LHCb, à Ferney. Ici, l’appareil ne prend pas la forme d’un cylindre composé de plusieurs couches de détecteurs, comme sur les trois autres expériences, mais d’une série de «parois» chargées de repérer les particules produites par les collisions.
«Le LHCb va se concentrer sur l’étude des hadrons b, l’un des six quarks, qu’il va comparer avec des anti-hadrons b», relève Olivier Schneider, chercheur au Cern et professeur à l’EPFL. Or, la structure en millefeuille du LHCb est particulièrement appropriée pour étudier les particules qui se dispersent à petit angle après une collision, une particularité des hadrons b.
«L’objectif est de comprendre ce qui différencie la matière et l’antimatière, qui présentent une asymétrie.» In fine, cette expérience cherche à expliquer pourquoi la première l’a emporté sur la seconde lors de la formation de l’univers.
Après chaque collision, les faisceaux de particules poursuivent leur route dans le tunnel du LHC. L’anneau comprend 1’230 aimants sur toute sa longueur. Ils canalisent la trajectoire des deux faisceaux, en les maintenant dans deux chambres séparées. Plus près des expériences, ils sont remplacés par une quarantaine d’aimants à une chambre. Juste avant les détecteurs, 24 aimants construits par le laboratoire américain Fermilab, préparent les faisceaux à la collision en les rapprochant.
Le champ magnétique produit par cette installation (9 à 11 teslas) correspond à une fois et demie celui généré par le soleil sur la terre. «Les faisceaux, rétrécis à la taille d’un cheveu humain et guidés par les aimants, peuvent tourner dans l’anneau pendant huit heures sans collision», note Anthony Rey, physicien des accélérateurs.
Sous les néons blafards, on aperçoit la longue ligne de tubes rouge et bleu contenant les aimants, assortie d’un tuyau argenté rempli d’hélium superfluide chargé de les refroidir. «Le LHC contient un tiers des réserves mondiales de ce gaz.» De temps à autre, un technicien passe à vélo avant qu’on le perde de vue, avalé par la courbure de l’anneau. Le calme est absolu. Pourtant, les faisceaux ne sont pas insensibles aux perturbations externes, telles la gravité produite par la lune, la légère inclinaison du tunnel ou encore le passage des TGV en surface.
«Ces éléments ont été pris en compte et corrigés par des algorithmes», assure Anthony Rey. Dernière étape, le centre de calculs. Les données fournies par les expériences du LHC y sont regroupées et stockées, avant d’être envoyées sur le Grid, une sorte de super-web regroupant 400 instituts partenaires du Cern, qui vont effectuer une partie des calculs pour les projets menés sur l’accélérateur.
«Dès les débuts de la planification du LHC, nous nous sommes rendu compte que les besoins de stockage phénoménaux dépasseraient largement les capacités de notre seul centre de calcul», indique François Grey, chef de l’équipe de communication IT au Cern. Il nous faudrait la puissance de quelque 100’000 processeurs. Or, le Cern n’en a que 8’500», relate-t-il depuis la salle du centre de calcul qui contient des grappes de disques durs à perte de vue. Le bruit des machines y est assourdissant.
«Sur le long terme, les données seront conservées sur des bandes magnétiques de 500 gigaoctets chacun. Le LHC produira en moyenne 15 millions de gigaoctets de données par an. A titre de comparaison, l’information traitée par Google ne représente que 100’000 gigaoctets.»
Encore une preuve, s’il en fallait, de la dimension titanesque du projet qui s’apprête à prendre vie dans les sous-sols du Cern…
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex de janvier 2008.
