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Dominique Bourg: «Imaginons que la situation dérape complètement…»

Le philosophe français ne croit pas que la technologie puisse prévenir à elle seule les catastrophes climatiques. Rencontre.

Depuis un séjour postdoctoral à l’Université de Heidelberg au début des années 1990, le philosophe français Dominique Bourg est particulièrement sensible aux problèmes environnementaux. Son parcours l’a mené à Paris, où il a été chargé de mission pour l’environnement et enseignant à Sciences Po, puis à Lausanne, où il dirige depuis 2006 l’Institut de politiques territoriales et d’environnement humain (IPTEH). Il se passionne pour les questions métaphysiques que pose le climat.

Quel est le rôle d’un philosophe dans un institut qui s’intéresse plutôt aux sciences dures?

Le diagnostic climatique en lui-même est une question de sciences dures. Mais le fait de réfléchir aux raisons qui ont mené l’homme à une relation dramatique avec son environnement relève plutôt de la philosophie. Réfléchir sur les limites des techniques comme réponse au problème est également philosophique.

Enfin, si vous réfléchissez aux raisons pour lesquelles, en dépit d’un diagnostic assez clair de la communauté scientifique, les réponses semblent d’une timidité sans proportion avec le problème, c’est encore de la philosophie.

Le climat pose des questions proprement métaphysiques. Imaginons que la situation dérape complètement et que les scénarii les plus noirs se réalisent. Il s’agirait d’une épreuve pour l’humanité comme elle n’en a jamais vécue. Immanquablement, il se poserait alors la question du sens de l’action humaine.

Comment avons-nous fait pour nous retrouver dans cette situation?

Les grandes civilisations ont une profondeur de quatre à cinq mille ans, mais la crise climatique a été constatée dans les soixante dernières années. Je me souviens d’un article d’une revue de vulgarisation, Science et Vie, de mai 1959. C’était un an après le commencement des travaux de Charles Keeling sous la direction de Roger Revelle (le film d’Al Gore montre cela).

Keeling, physicien, mesurait quotidiennement la concentration de CO2 dans l’air. A l’époque, des scientifiques comme Revelle estimaient déjà que le climat risquait de devenir le grand problème de la fin du 20ème et du début du 21ème siècle. Or que dit l’éditorial du journal? Que les scientifiques ont raison de s’inquiéter, car il s’agit d’un phénomène qui peut devenir dangereux. Mais il estime surtout qu’en l’an 2000, nos savants — on disait encore « nos savants! » — auront résolu le problème et que la question du climat relèvera du simple maniement d’un thermostat!

A entendre certaines personnes, le discours n’a pas changé: «Bonnes gens, dormez sur vos deux oreilles, la technologie nous sauvera!» Cela fait rire un peu jaune le philosophe des techniques que je suis.

Pourquoi?

Il y a derrière nous près d’un siècle et demi d’essor technologique, auquel nous devons notre confort. Quel en est le résultat? Une explosion de la consommation d’énergie et des flux de matières. De fait, penser que la technologie va résoudre ces problèmes parait assez délicat, vu que le résultat des 150 dernières années démontre plutôt le contraire.

A chaque fois qu’une technologie réalise un gain sur un plan, cela se traduit par des opportunités nouvelles de consommation matière/énergie. Vous baissez les coûts et vous libérez une manne financière qui, grâce à d’autres progrès technologiques, va pouvoir s’investir dans d’autres objets, qui à leur tour vont susciter une nouvelle consommation de matières et d’énergie.

Pourtant vous n’êtes pas contre le progrès technologique.

Il est nécessaire de s’appuyer sur les technologies, mais elles ne suffisent pas. En matière de climat, les instruments les plus puissants sont économiques. Ce sont les marchés d’émissions négociables, les taxes carbones, etc. Ces instruments sont faits pour éviter les effets rebonds.

Est-ce faisable à l’échelle mondiale?

Ça s’esquisse. L’Europe a mis timidement en place quelques instruments, qu’il faudra rapidement renforcer. Et c’est là la grande difficulté. Le climat que nous allons subir en 2050, grosso modo, est déjà plié. Les efforts que nous devons faire serviront pour la seconde moitié de ce siècle. Si nous souhaitons atteindre l’objectif de l’Union Européenne — diviser par deux l’ensemble des émissions mondiales à l’horizon 2050 –, il faudrait commencer par les stabiliser dès 2015.

Après, il faudra les réduire de 3% par an. Si nous laissons filer les émissions quelques décennies encore, l’horreur sera au rendez-vous à compter de la seconde moitié du siècle. On ne pourra plus rien faire ensuite. Nous n’avons jamais été confrontés à ce genre de problème. Pour agir, il n’est pas nécessaire d’attendre un accord à l’échelle des 180-190 pays que compte la Terre. Un accord multilatéral Chine, Inde, Europe et États-Unis, suffirait pour avoir quelque chose de très significatif.

Parmi ces quatre acteurs, seule l’Europe s’intéresse au problème.

Ce n’est pas tout à fait vrai. Les États-Unis ne se réduisent pas à l’administration Bush qui, notons-le, plaide désormais pour des accords volontaires. Onze états américains sont très proactifs, surtout la Californie. En Chine, les élites sont très au courant du problème. Ils évaluent les dégâts environnementaux, qui représenteront pour eux jusqu’à 20% de leur PNB par an.

Le film d’Al Gore est-il pour quelque chose dans cette prise de conscience?

Il a réussi à mobiliser la planète entière. A part un Américain, personne n’aurait pu faire cela. Cette exemple montre bien le leadership des Etats-Unis.

Même si la planète est mobilisée, les populations ne manifestent pas une volonté radicale de changer.

Un philosophe français que j’aime beaucoup, Jean-Pierre Dupuis, dit que l’on sait sans croire à ce que nous savons. La population connaît les enjeux: le pourrissement de nos conditions de vie, la réduction des terres habitables. Regardez les projections sur plusieurs siècles de la montée des eaux. C’est effrayant. Vous ne reconnaissez plus du tout la Terre. Nous le savons. Mais tout se passe comme si nous ne parvenions pas à croire à tout ce que nous savons. C’est une énigme.

Justement, pourquoi?

Il y a plusieurs raisons. D’abord, c’est la première fois dans notre histoire que le caractère ambivalent du progrès apparaît aussi clairement. Le changement climatique est le contrecoup du progrès. Jusqu’au début du XVIIIe siècle, l’espérance de vie moyenne sur Terre était comprise entre 20 et 30 ans. Aujourd’hui, elle est de 66 ans. Ce progrès, qui fait que nous vivons tout différemment de nos aïeux, débouche sur une crise. Nous n’avons rien fait de mal, simplement cherché à mieux vivre. Que cela débouche sur un drame n’est pas facile à avaler.

La deuxième difficulté est liée au temps. Ce n’est pas évident de dire que les problèmes vont survenir dans vingt ans et que de toute manière, ce que nous faisons maintenant n’aura pas d’effet avant trente ans.

Troisième raison: nous n’avons pas du tout envie d’entendre ce message.

Le changement climatique pourrait également produire des gagnants. De grandes superficies au Canada et en Sibérie, par exemple, deviendront cultivables.

C’est vrai pendant un certain temps. Mais comme nous ne connaissons pas toutes les conséquences, je ne pense vraiment pas qu’il y ait des gagnants en fin de compte. Imaginez la Chine. Il est fort possible que les conditions de vie soient terribles dans le sud du pays et que le nord devienne beaucoup plus aride.

La première réduction de l’écoumène (les terres habitables, ndlr) va atteindre une population globale qui au milieu du siècle devrait se situer entre huit et neuf milliards, avec des écosystèmes en très mauvais état. Je serais très étonné que le changement climatique ne débouche pas sur un désordre géopolitique immense.

Est-ce l’horreur à laquelle vous faisiez allusion?

Les scientifiques savent calculer dans un endroit donné le nombre de jours dans l’année où vous aurez plus de 45 degrés. Selon eux, en 2040 ou 2050, la canicule de 2003 (qui était un phénomène totalement exceptionnel) deviendra le standard climatique dans le sud de la France. Dans ces conditions, la vie deviendra extrêmement difficile. Une ville telle que Paris devient invivable lorsqu’il fait une température de 40 degrés.

En plus, imaginez que tous les dix ans, des phénomènes extrêmes à vaste échelle, comme Katrina ou les inondations de 2002, frappent l’Europe. Nous risquons une crise économique. Aucun système financier ne pourra faire face. Et sans indemnisation, aucune reconstruction possible…

Comment voyez-vous l’échéance 2015?

Ce n’est pas irréaliste de penser que d’ici 2015, avec une nouvelle présidence américaine, des accords multilatéraux significatifs pourront être signés. Autre élément important: on approche du pic pétrolier (le sommet de la courbe de production pétrolière). Ce qui s’est déjà passé pour les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Norvège va arriver à l’échelle globale. Et quinze ans après le peak pétrolier, il y aura le pic gazier, et vers 2050 le pic charbonnier.

Quoiqu’il arrive, l’énergie fossile va devenir de plus en plus chère. Une industrie qui s’y prépare est une industrie d’avenir. Si l’Europe et les Etats-Unis réussissent à réduire leur consommation d’énergie fossile sans ralentir leur croissance, les Chinois et les Indiens les suivront. Nous autres Européens, avons la responsabilité historique de nous lancer les premiers.

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Une version de cet article est parue dans le magazine scientifique Reflex, édité par l’EPFL et l’agence de presse Largeur.com. Reflex publie ce mois-ci un numéro spécial dédié au climat et à la recherche écologique en Suisse.

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Dominique Bourg, né en 1953, a été professeur à l’Université de technologie de Troyes et à Sciences Po Paris avant de rejoindre l’Institut de politiques territoriales et d’environnement humain (IPTEH) à Lausanne. Il a publié onze ouvrages et dirigé huit ouvrages collectifs.