TECHNOPHILE

Une usine à rêves basée à Genève

C’est dans une ancienne banque suisse que le numéro un mondial du jeu vidéo affûte sa stratégie globale. Objectif: concevoir des jeux pour de nouveaux publics, et de nouvelles plate-forme, afin d’en élargir l’audience. Visite.

Place du Molard, en plein coeur de Genève. L’énigmatique logo blanc «EA» se détache sur la porte d’entrée en verre fumé noir. De l’autre côté se cache le siège européen du plus grand éditeur mondial de jeux vidéo, le géant américain Electronic Arts, dont le revenu annuel dépasse désormais les 3 milliards de dollars.

Le discret bâtiment, ancien local de UBS, abrite depuis un an les départements marketing et publishing de la société. L’endroit regroupe quatre-vingt employés, pour la plupart transfuges des anciens locaux de Londres. Le design moderne et épuré des locaux, à dominante blanche, tranche délibérément avec certains éléments d’époque, tels la cage d’escalier, qui a été judicieusement conservée. Tout comme l’énorme porte blindée au premier sous-sol, vestige de la banque suisse. Le coffre-fort a fait place à des salles de réunion ultramodernes, voisines d’un espace de détente, assorti de consoles de jeu, logique, mais aussi de quelques distractions plus analogiques: un babyfoot et même… un punching-ball. Dans les étages, chaque section de l’entreprise dispose de son propre espace «jeux vidéo», visiblement aménagé comme un outil de travail.

C’est de sa base genevoise qu’Electronic Arts planifie et organise les campagnes publicitaires et la distribution de ses produits. C’est ici également que sont définies les orientations stratégiques de la marque, en concertation étroite avec les nombreux studios de développement, disséminés en Amérique du Nord et en Europe. «Le jeu vidéo s’est longtemps cantonné à un public d’initiés, mais le profil des joueurs est en train de s’élargir, explique Gerhard Florin, vice-président d’Electronic Arts et directeur du site genevois. Si l’on compte aujourd’hui environ 150 millions de gamers dans le monde, nous pensons que le nombre de consommateurs potentiels s’élève en réalité à 2 milliards. Les jeux vidéo ne sont plus uniquement réservés aux garçons adolescents. De nouveaux utilisateurs y viennent par l’intermédiaire du PC, mais aussi du téléphone mobile ou de consoles portables comme la DS de Nintendo. Nous devons élargir notre offre et proposer des expériences interactives pour tous.»

Le défi ainsi lancé aux développeurs: concevoir des jeux susceptibles de plaire à un public beaucoup plus large, y compris les non initiés, les filles et le troisième âge. Ce concept, baptisé «casual gaming», fait actuellement les beaux jours de Nintendo. Le Japonais a eu le flair de dégainer avant tout le monde en lançant l’an dernier sa console Wii, engin à vocation familiale, et qui dispose par conséquent d’un mode de contrôle intuitif (une sorte de télécommande avec capteur de mouvements intégrés qui remplace la manette classique). Une approche payante: cette machine proposée à un prix attrayant, mais techniquement obsolète face à la Playstation 3 ou la Xbox 360, nargue ses rivales en tête des ventes mondiales. A la fin septembre, la Wii damait le pion à la Xbox 360, pourtant parue un an plus tôt, avec environ 9 millions d’unités vendues contre 8,9 millions pour la console de Microsoft.

«L’incroyable succès de la Wii a surpris tout le monde, concède Gerhard Florin. Ce phénomène nous a fait prendre conscience de la nécessité d’une nouvelle offre, destinée aux gens qui ne se considèrent pas comme des joueurs.» Cette ambition a pris un tour très concret: le 18 juin dernier, EA a ainsi annoncé la création d’une nouvelle catégorie de produits baptisée «EA Casual Entertainment», en compléments des labels «EA Games», «EA Sports» et «The Sim’s» (simulateur domestique, no 1 des ventes sur PC) déjà existants.

«Il y a clairement de la place pour un autre type de jeux, indépendamment des supports, estime le directeur. Du reste, la popularité des Sim’s auprès de la gente féminine (ndlr: les filles représentent 65% des utilisateurs du jeu) avait déjà montré que le marché n’était pas cloisonné. Le succès de notre site de jeux online pogo.com, qui compte 1,5 millions d’inscrit aux Etats-Unis dont une majorité de femmes de plus de 35 ans, confirme également cette observation (ndlr: cette plateforme financée par la publicité propose des mini jeux gratuits: puzzles, cartes, mots croisés, etc.)»

«Electronic Arts a pris le train en marche avec un peu de retard, à l’été 2005, note Clément Appap, rédacteur en chef du magazine Gamekult.com, référence francophone en matière de jeux vidéo. D’autres développeurs, à l’instar d’Ubisoft, avaient mieux senti le coup en se pressant pour développer sur Wii.» Depuis, EA s’y est mis, et commence à occuper le terrain avec des jeux comme Boogie, un karaoké high-tech qui invite les joueurs à chanter et danser. «D’autres projets sont en cours, précise Clément Appap. EA a récemment dévoilé les premières images de Cerebrum, un quizz familial annoncé sur Wii, qui proposera 20’000 questions. Preuve que la stratégie de Nintendo a fonctionné.»

L’industrie n’en oublie pas les gamers traditionnels, avides d’expériences toujours plus réalistes et immersives. Afin d’asseoir un peu plus encore son leadership, Electronic Arts s’est payé le luxe, au début du mois octobre, de racheter deux ténors de l’industrie du jeu vidéo. Les studios Bioware et Pandemic (plus de 800 développeurs au total), bien connus des gamers pour l’originalité et la qualité de leurs produits, se sont ainsi vus avalés par l’ogre EA, lequel a déboursé sans sourciller 860 millions de dollars dans l’opération.

Parmi les objectifs avoués du géant américain figure la conquête du marché asiatique, infesté par le piratage. Pour contourner le problème, la stratégie des éditeurs consiste à développer des jeux online proposés gratuitement, puis à facturer le téléchargement de contenu payant (nouveaux modes de jeu, personnalisation, etc.). «En 2006, nous avons lancé FIFA Online en Corée avec un partenaire local, puis FIFA Online 2 le mois dernier, dit Gerhard Florin. Ce jeu compte actuellement parmi les plus populaires du pays avec plus de 5 millions de joueurs enregistrés!» En attendant Warhammer online, la réponse d’EA au phénomène World of Warcraft, prévue pour 2008…

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Un regard plus ouvert depuis la Suisse

Fondée en 1982 en Californie, Electronic Arts fait figure d’ancien dans le milieu du jeu vidéo. Au fil des ans, la société a assis sa notoriété grâce, notamment, au filon lucratif que constituent les jeux de sports (FIFA, NHL, NBA, NFL, etc.) réactualisés chaque année, ainsi qu’à une série de franchises à succès, à l’instar des «Sim’s» ou du jeu de course de voitures «Need for speed», écoulés à des millions d’exemplaires.

L’entreprise, dont le revenu annuel dépasse les 3 milliards de dollars, emploie aujourd’hui plus de 8500 collaborateurs à travers le monde, dont 6000 personnes (programmeurs, designers, graphistes, etc.) directement impliquées dans le développement des jeux. Leader mondial du secteur, EA réalise près de 50% de son chiffre d’affaires en dehors de l’Amérique du Nord.

Depuis un an, la marque a établi son siège européen (anciennement basé à Londres) à Genève, où sont notamment concentrées les activités de marketing et d’édition. «Notre déménagement de Londres à Genève, à la fin de 2006, se révèle très bénéfique, explique la porte-parole Tiffany Steckler. Nous sommes désormais moins conditionnés par la culture des joueurs britanniques, qui représentent notre premier marché. Par ailleurs, ce contexte cosmopolite ne cesse de s’enrichir avec l’engagement de nouveaux collaborateurs, venus des quatre coins du monde.»

«Des cultures et des points de vue divers sont nécessaires aux métiers de création comme le notre, précise le directeur Gerhard Florin, d’origine munichoise. Etre en Suisse, au cœur de l’Europe, nous permet un regard plus ouvert sur tous les marchés où nous opérons.» L’entreprise préfère ne pas l’évoquer, mais des considérations d’ordre fiscales ont certainement aussi été considérées dans le choix de Genève. Le canton n’impose en effet qu’une très faible part du bénéfice des sociétés lorsque leurs activités commerciales se déroulent essentiellement à l’étranger. Ce qui explique aussi la présence, rue du Rhône, de Take Two, autre géant mondial du jeu vidéo, installé à deux pas d’Electronic Arts.

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 25 octobre 2007