Dimanche, alors que la Suisse renouvelait son parlement, plus de quarante combattants étaient tués à la frontière turque. La pression nationaliste fait encore des ravages.
(Dimanche, alors que la Suisse se dotait d’un nouveau parlement, douze soldats turcs et trente-deux rebelles kurdes étaient tués dans la zone frontière entre la Turquie et l’Irak.)
Il y a des jours où rien ne marche, pour vous comme pour moi, pour les autres aussi. Ainsi donc pour le gouvernement turc dirigé par Recep Erdogan.
Fallait-il vraiment que mercredi, au soir même où le parlement turc dans un bel élan d’unité nationaliste, votait à l’unanimité moins les 19 députés kurdes l’invasion punitive du Kurdistan irakien, fallait-il donc que, juste après, à Istanbul, l’équipe nationale de foot se fasse sèchement battre par les Grecs? Pas par de lointains Ecossais ou Norvégiens. Non! Par les Grecs, l’ennemi héréditaire.
Autant dire que ce but de Ioannis Amanatidis va valoir un solide surplus de violence à ces malheureux Kurdes qui n’en peuvent mais. De toute manière, pour eux, l’heure n’est pas au football.
Cette invasion planifiée, annoncée, tonitruée même du Kurdistan irakien par les 60’000 soldats turcs massés à la frontière, pose tout de même quelques problèmes. Surtout si l’on veut bien prendre en compte que nous sommes en 2007 et que le nationalisme turc tient le haut du pavé depuis plus d’un siècle .
On le sait, les parties l’ont déjà laissé filtrer en août dernier, l’intervention militaire au Kurdistan est la récompense accordée aux généraux par les islamistes «modérés» d’Erdogan en échange de leur soutien à l’élection de l’islamiste Abdullah Gül à la présidence de la République.
A ce niveau d’étrange confusion, il convient de mettre des points sur quelques i.
En commençant par rappeler que depuis plusieurs années, les islamistes d’Erdogan font des efforts considérables pour apparaître comme des démocrates-islamistes. Vous avez vos démocrates-chrétiens, nous disent-ils; nous cherchons à suivre leur exemple en renforçant un parti religieux et conservateur capable de gérer une société moderne.
Ils essaient en somme de nous faire croire qu’entre Angela Merkel et eux, il y a si peu de différence que cela ne vaut pas la peine d’en parler.
Ils cherchent aussi à se justifier en jouant la carte de la lutte contre le terrorisme. Mais en désignant leurs propres terroristes, les indépendantistes kurdes.
Mercredi 17 octobre, alors que le parlement votait l’invasion du Kurdistan, un autre spécialiste de la lutte antiterroriste était d’ailleurs en visite à Ankara. Le président syrien Bachar al-Assad, c’est de lui qu’il s’agit, pouvait ainsi déclarer entre deux sourires (les Assad adorent montrer leurs canines!): «Nous appuyons les décisions qui sont à l’ordre du jour du gouvernement turc en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme et les activités terroristes ».
Peut-on d’un point de vue démocrate-chrétien critiquer Erdogan? Mettons que si nos démocrates-chrétiens européens n’avaient pas eux aussi déjà envahi l’Irak, ce serait plus facile.
Mais il n’y a pas que la question kurde qui lamine les énergies depuis le traité de Lausanne (1923). Il y a aussi la question arménienne. Alors qu’en 1915-1916, profitant du fracas guerrier européen, les nationalistes turcs avaient brutalement réglé leur contentieux avec les chrétiens arméniens en recourant à un massacre systématique qualifié aujourd’hui de «génocide», la diplomatie turque n’a pas été capable d’en régler les séquelles en près de cent ans.
Pas un mot d’excuse. Pas l’ombre d’une réparation. Pas le moindre regret: au contraire, pour Ankara, les salauds ne sont pas les massacreurs, mais les victimes, ceux qui crient aujourd’hui encore au massacre, au génocide et qui exigent la reconnaissance du tort qui leur a été fait.
Cet échec moral et diplomatique est celui de politiciens turcs laïques, occidentalisés, mais incapables de réduire la pression nationaliste sur leurs gouvernements. On voit que leur remplacement par une génération de politiciens religieux ne débloque rien. Et que les prétendus démocrates-islamiques sont sur ce sujet aussi bornés que leurs adversaires.
La perspective (très improbable) d’une reconnaissance du génocide arménien par les Etats-Unis d’Amérique fait perdre la tête à tout le monde. La belle affaire! Ne serait-il pas plus simple de faire un travail en profondeur (comme ne cessent de le faire maints écrivains, dernier en date Ohran Pamuk) pour «dénationaliser» les esprits?
Comment est-il possible, si l’on se prétend de bonne foi et bon musulman, de rebâtir une société sur ces mensonges fondateurs que sont le génocide arménien et la purification ethnique antigrecque?
Il est vrai que paradoxalement, les Européens ont accepté de commencer des négociations avec Ankara alors que les troupes turques, au mépris du droit international, occupent encore militairement une partie de l’île de Chypre.
Les torts sont donc largement partagés.
En faisant monter les enchères sur le Kurdistan, en menaçant l’Irak d’une nouvelle invasion, Erdogan se place plutôt dans une logique de guerre régionale. Il fait le pari d’occuper sa propre armée loin des centres de pouvoir d’Ankara. Le procédé est des plus classiques, mais il peut aussi se retourner contre celui qui déclenche la violence. Le dernier coup d’Etat ne date guère que de 1980!
Les observateurs ne cessent de répéter que les temps ont changé, que le temps des généraux dictateurs a passé. C’est peut-être vrai, encore que la Birmanie prouve tous les jours le contraire. Mais, dans son machiavélisme, la haine nationaliste n’est jamais à court de solutions. C’est Pamuk qui rappelle dans son «Istanbul» (Gallimard) des événements complètement oubliés, les pogroms anti-grecs et anti-chrétiens de 1955.
A Istanbul, dans la nuit du 6 au 7 septembre 1955, chauffée à blanc par la manipulation médiatique d’une revendication grecque sur Chypre (déjà!), la foule avait attaqué les maisons et les magasins des «infidèles». Des quartiers entiers furent saccagés, les mobiliers jetés par les fenêtres, livres brûlés, etc.
Au matin, le bilan était de 15 morts, de 4214 magasins pillés, de 1004 maisons, 73 églises et 2 monastères saccagés. On appelle cette nuit-là, la «nuit barbare» des Turcs, comme les Allemands ont leur «nuit de cristal».
