Personnage contestable, Bernard-Henri Lévy est aussi un intellectuel de haut vol. Il vient de signer un superbe pamphlet, qui commence par un coup de fil de Sarkozy…
Faut-il lire Bernard-Henri Lévy? Posée il y a quelques jours, la réponse m’aurait laissé dans l’embarras. J’avais bien aimé à l’époque son roman «Le diable en tête» (Grasset, 1984). Il y a quelques années, «Le siècle de Sartre» (Grasset, 2000) m’avait intéressé.
Son film sur la Bosnie était très courageux et sa série de reportages dans les coins paumés de la planète aussi. Mais son admiration pour Massoud le nationaliste afghan m’horripile et je suis hérissé par sa façon de prendre des postures à la Malraux.
Mettons que j’ai souvent plus de plaisir à entendre sa femme, Arielle Dombasle, chanter «Amor amor» ou «Besame mucho» à la radio…
Personnage contesté et contestable (d’où cette prudente mise en bouche!), BHL ne laisse toutefois jamais indifférent. Par son talent, par la qualité de son écriture, par l’originalité de ses idées. En témoigne son dernier livre, «Ce grand cadavre à la renverse», superbe pamphlet dénonçant la déliquescence idéologique et politique de la gauche française.
Tout part d’un coup de fil ubuesque de son ami Sarkozy lui demandant de ne pas le faire languir pour rallier son camp en publiant, comme Glucksmann, un papier de soutien à sa candidature: «C’est quand que tu me rejoins? C’est quand que tu me le fais, ton beau petit article?»
BHL lui explique gentiment qu’il est de gauche, qu’il vote à gauche et qu’il fera de même cette fois-ci :
«Je tiens bon, naturellement. Je murmure quelques banalités sur le rôle des écrivains qui ne sont pas là pour se coucher mais pour poser des questions, critiquer, s’opposer. Je le prie d’embrasser Cécilia. Lui souhaite bonne chance dans la rude bataille qui se prépare. Sur quoi le futur Président de la République raccroche et me laisse, je dois le dire, dans un état de vive perplexité.» (p. 17)
Un essayiste perplexe ne peut que chercher à expliquer les raisons de ses doutes. D’autant plus que, lors de la campagne pour la candidature socialiste, notre auteur s’était publiquement prononcé en faveur de Strauss-Kahn et qu’il se retrouvait, par devoir familial puisque la gauche est décidément sa famille, à devoir voter Royal.
Cette réflexion est pour lui l’occasion de passer en revue ce qui ne marche pas dans cette gauche française. A commencer par ses compromissions avec la droite de la gauche, le souverainisme de Fabius, du Monde Diplomatique, de Chevènement et ses amis (Régis Debray…) qu’il écrase de son mépris comme une vermine malfaisante.
Et puis, à gauche de la gauche, il vitupère ces théoriciens en mal de théorie qui, des anciens althussériens (Badiou, Balibar…) aux trotskistes (Bensaïd) en passant par Bourdieu, vont chercher chez Carl Schmitt, le juriste et philosophe nazi, la justification de leur antilibéralisme, de leur antimondialisme.
BHL argumente avec véhémence, présente ses pièces (les Lumières, l’antifascisme, le libéralisme) et tape dru, fort, juste. Au passage, il n’oublie ni Agamben, ni Zizek, ni Sloterdijk. De la belle ouvrage, bien faite, avec panache:
«C’est tout un pan de l’intelligentsia européenne et, notamment, française qui marche comme un seul homme derrière cette idée curieuse et, plus on y réfléchit, hallucinante selon laquelle il reviendrait à un penseur nazi de tirer la gauche de son impasse.» (p.210)
Après cette volée de bois vert appliquée aux nouvelles gloires de la gauche et de l’extrême gauche, BHL écrit de très belles pages sur les débuts de l’idée européenne et son naufrage actuel. Ce qui le pousse à un certain pessimisme empreint de nostalgie et de mélancolie:
«Ce que je sais, c’est qu’il lui est même arrivé [à la gauche], du temps que l’Europe, même mal barrée, était un projet, d’être le fer de lance de ce projet, sa pointe avancée, son avant-garde. Aujourd’hui le fer est brisé. Le vent, avec le décor, a tourné. Le fond de l’air, à gauche, a été rouge; il est devenu gris; parfois quand on dénonce les immigrés d’Europe centrale qui viennent voler le travail des vrais Français, il tire même au brun.» (p. 238)
A côté de ce réquisitoire contre ce qu’il appelle «la raison néoprogressiste», BHL écrit de belles pages contre l’antiaméricanisme primaire que la politique de Bush n’aide évidemment pas à extirper.
Il défend l’idée libérale (à la Constant) en prenant soin de se démarquer du libérisme — néologisme qu’il emprunte à l’italien pour dénoncer la dérive d’un capitalisme dont Berlusconi et autres oligarques restent le symbole.
Il s’en prend aussi à l’intégrisme islamiste, mais sans recourir aux accents apocalyptiques d’un Bruckner, en le situant historiquement dans le cours de la pensée politique et en proposant de l’appeler fascislamisme. Cela n’enlève rien à sa dangerosité, mais cela clarifie les positions. Surtout quand il met Tarik Ramadan dans le même sac.
On peut aussi ne pas partager toutes ses positions. Comme lorsque, après des contorsions fort alambiquées, il expose que l’antiaméricanisme n’est qu’un prolongement de l’antisémitisme.
Mais ce n’est pas tous les jours qu’un intellectuel de haut vol, acteur de premier plan du débat politico-mondain, conclut un ouvrage en affirmant que la gauche ne s’en sortira pas tant qu’elle s’en remet à une force transcendante pour régler ses problèmes.
Se réclamant d’un athéisme méthodique qui a l’avantage de contraindre les hommes à se pencher sur l’analyse du réel plutôt que de courir après des fantasmes, il place la reconstruction de la gauche sous le patronage de figures respectées et rassembleuse, Jean Moulin et Pierre Mendès-France.
Comme s’il plaçait les bornes d’un grand parti démocrate réunissant la gauche modérée à la manière de ce qui se fait aujourd’hui en Italie. La route s’annonce longue et semée d’embûches, mais est-il une autre solution?
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«Ce grand cadavre à la renverse», de Bernard-Henri Lévy, Grasset, 426 pages.
