Comment la youtze de Suisse primitive s’est-elle retrouvée dans un tube de Gwen Stefani produit par les Neptunes? Retour historique sur un genre musical méconnu.
«Lay-od-lay-od-lay-he-hoo!»
Cette fois-ci, l’envolée lyrique n’émane pas de la gorge d’un Helvète en culotte de cuir, mais du dernier tube de l’icône pop Gwen Stefani. Du yodel sur MTV?
Mais comment ces vocalises qu’on croyait enracinées dans les alpages suisses se sont-elles retrouvées dans un morceau produit par le mythique duo de producteurs R&B The Neptunes? Et d’abord, le yodel est-il vraiment d’origine helvétique?
Ce style vocal qui consiste à passer rapidement d’une voix de corps à une voix de tête est en fait revendiqué à la fois par l’Autriche et la Suisse. «Dans le yodel tyrolien, on utilise beaucoup la langue, et les fluctuations sont très rapides, explique Barbara Klossner, yodeleuse professionnelle et directrice du yodlerclub Alphüttli à Genève. Le yodel suisse est plus pur, lent et mélancolique». Et plus facilement exportable?
L’apparition d’un yodel intempestif dans cette chanson de Gwen Stefani n’est en fait que l’aboutissement logique d’une évolution musicale qui a traversé l’Atlantique et qui s’est développée tout au long du XXe siècle.
Dans son livre «Country: les racines tordues du rock’n’roll», l’écrivain et journaliste Nick Tosches souligne que le yodel s’introduit aux Etats-Unis par le biais de spectacles populaires, où des acteurs blancs, venus notamment de Suisse, tournent en dérision les esclaves noirs.
Au même moment, la country, qui est le résultat d’un long métissage des musiques importées par les immigrés européens, descend du fin fond des Appalaches (montagnes situées à l’est de l’Amérique du Nord) vers les villes.
Très vite, les deux styles se rencontrent. Le premier disque country à inclure du yodel est enregistré en 1924 par Riley Puckett, un chanteur aveugle de Géorgie. Puis, les principaux musiciens de blues et de country de l’époque lui emboîtent le pas.
«Des artistes comme Jimmie Rodgers et Hank Williams, mais aussi Bill Haley (ndlr: l’interprète du célèbre «Rock around the clock») ont permis une connexion directe entre la country yodel et la musique qui a abouti à la pop actuelle, souligne Simon Obert, assistant en musicologie à l’université de Bâle. Cela dit, de nos jours aux Etats-Unis, le yodel est plutôt considéré comme faisant partie de la world music, au même titre que les musiques africaine ou arabe.»
Souvent décrite comme la musique de l’Amérique blanche et conservatrice, la country contribue ainsi (au même titre que le yodel ou le blues et le ryhthm and blues noirs) au développement de ce qui deviendra bientôt le rock.
Un genre nommé «blue yodel» devient même un style à part entière, que Johnny Cash reprendra avec Louis Armstrong dans un célèbre duo datant du début des années 70. Père de la country, Jimmie Rodgers sera quant à lui connu sous le nom de l’ «America’s Blue Yodler».
Dès ses débuts, le style s’émancipe de son doux terreau alpin d’origine, et frise parfois le trash: «Pour moi, écrit Nick Tosches, le nec plus ultra en matière de country yodel est «Yodel Blues», une chanson que Van and Pete enregistrèrent en 1928. Ici les yodels ne sont pas décoratifs, ils sont sauvages et obsédants, aussi éloignés de la Suisse que l’allée sombre la plus proche.»
Plusieurs textes de chansons de yodel, parfois carrément obscènes, parlent ainsi ouvertement de sexe, de démons ou de bitures à l’alcool. De vrais cow-boys, ivrognes et violents, à milles lieues de leurs coquets descendants hollywoodiens, enregistrent même des disques de yodel. C’est notamment le cas du redouté Jules Verne Allen, très connu à l’époque.
Plus tard, le style de chant déboité, genre yodel, se retrouvera chez de nombreux chanteurs pop ou rock, comme Morrissey ou Lou Reed. La plupart des disques de Jerry Lee Lewis contiennent pour leur part au moins un «grand yodel trempé de whisky», remarque Tosches.
Le genre compte cependant des caractéristiques indéniablement kitsch, apparues à Hollywood avec le cow-boy yodeleur, «l’une des plus puissantes hallucinations pop de tous les temps», selon Nick Tosches.
Elles se retrouvent par ailleurs poussées à l’extrême dans le film «Mars Attacks!» de Tim Burton, où l’arme fatale anti-martien est un morceau de yodel de Slim Whitman, intitulé «Indian Love Call»…
