Tout en vivant pleinement la modernité, Blaise Hofmann a eu envie de se souvenir des pâtres grecs ou de Virgile, sans se laisser duper. Il en a tiré «Estive», un livre magnifique. Recommandé.
«Que fait un troupeau lorsqu’il est formé? Il se déforme. Il faut le reformer. Je pense beaucoup à toi, Sisyphe.»
Blaise Hofmann ne manque pas d’humour. La solitude, les voyages, les expériences insolites ont dû, j’imagine, aiguiser une certaine aptitude à se distancier de la vie de tous les jours, à prendre de la hauteur. Même au sens propre.
Après avoir parcouru le monde, être parti un beau matin en direction de Moscou sur les traces de Cendrars:
- En ce temps-là j’étais en mon adolescence /
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance /
J’étais à seize mille lieues de ma naissance
(…)
« Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ? « …
écrit un premier livre («Billet aller simple»), Hofmann décide de passer une saison sur les alpages. L’écrivain voyageur se replie sur le plus vieux métier (masculin) du monde: berger, ou pasteur, ou moutonnier.
Hofmann, qui garde les pieds sur le pâturage, se sent assez moutonnier. Comme il ne dissocie pas écriture et boulot, il jette un texte sur des carnets. Cela donne «Estive», un récit fort qui, partant du concret, du rapport aux choses et aux bêtes, pose une borne littéraire en ce début de siècle. Dans un style et une langue qui annoncent à n’en pas douter un écrivain à venir.
Sans vouloir coller une étiquette un peu lourde à porter, il y a dans «Estive» la patte qui rappelle le jeune Ramuz du «Village dans la Montagne». Mais alors que l’ancêtre courait après le beau langage imagé, Hofmann coupe court:
- A la deuxième bouteille, il parle de son opération de la hanche, moi de mes chiens, lui du voisin, puis le ton monte, il fait de puissantes charognées parce que Charly a dû verser une boille entière de crème au cochon, parce que les pâtissiers n’en voulaient pas pour leur beurre…(p. 42)
Il le fait toutefois avec délicatesse, en montrant quelques pages plus loin qu’il n’est pas dénué de sentiments:
- Silène, anémone, molène, primevère, renoncule, millepertuis, orchidée, campanule… Faut-il connaître le nom des étoiles et des montagnes pour les aimer? Les astronautes sont de froids mathématiciens. Quand on leur donne la parole, les grands alpinistes sont si décevants. (p. 65)
«Estive», le mot parle de lui-même, mais il n’est pas de chez nous, il vient des Pyrénées où les troupeaux de moutons ont une densité incomparable. Le récit de Blaise Hofmann est situé, lui, dans une impasse de l’histoire, dans des pâturages autour de la vallée de l’Hongrin et du lac Lioson naguère réservés aux vaches.
Le livre procède par petites scènes qui, entraînant le lecteur dans un monde (presque) révolu, le déroutent au point qu’il met un certain temps pour réaliser qu’il lit une fable écrite par un jeune homme qui, tout en vivant pleinement la modernité, a envie de se souvenir des pâtres grecs ou de Virgile, sans se laisser duper.
Si, un soir, il fait quinze kilomètres en franchissant les quarante-sept ponts de la vallée de l’Hongrin pour aller boire une bière, il retrouve le réel:
- Quatre caporaux en gris-vert de travail tapent le carton sans conviction. Un couple de retraités, des gens du coin, s’évite du regard, elle, attentive au spectacle des autres tables, lui, tout entier dans les petites écritures de son napperon. La patronne, une séduisante métisse, bavarde avec deux paysans massifs. L’accent valaisan des joueurs de jass, Radio Chablais, surenchère de commérages et bande son d’un jeu électronique. La Lécherette traverse la morte-saison. (p.80)
On le sent, la critique politique n’est pas loin et quand Hofmann se laisse aller, cela devient vite assez saignant:
- Tous au village ont récupéré à leur compte le mythe alpin. Les autochtones, en vendant leurs produits avec une plus-value de tradition. Les acteurs touristiques, en exploitant la virginité illusoire des Alpes pour vendre des nuitées. Les patriotes en faisant des Alpes une référence inaltérable au pacte initial. Les écologistes, en défendant l’idée d’un terrain fragile et riche qu’il faut préserver de toute intrusion moderne.
Il est temps de décoloniser les montagnes de leurs chimères, de se défaire des illusions qui constituent notre suissitude, cet objet de marketing (…)
L’helvétisme n’habite pas les montagnes. Le réduit national n’a jamais servi. Il n’est qu’une échappatoire, un remède provisoire contre la ville, le bruit de la compétition et la violence de l’angoisse. (p.128)
Voilà qui résonne comme un programme.
Il ne reste qu’à espérer qu’après la superbe réussite d’un coup d’essai, Blaise Hofmann, portant le fer de son talent là où les choses se passent, là où règne l’helvétisme, nous fasse pénétrer dans la chambre des coffres d’une banque de la Bahnhofstrasse ou sur le mamelon rocheux du château de Rhäzüns.
A moins que, visant au plus haut, il ne poursuive sa balade new-yorkaise.
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Blaise Hofmann: «Estive», Editions Zoé, Genève, 2007, 162 pages.
