Loin du plombier frontalier ou des exilés du showbiz, de nombreux professionnels français trouvent au bord du Léman des postes à haute responsabilité. Les entreprises les convoitent parce qu’ils sont souvent meilleurs que les Suisses.
Dans les luxueux bars à vin de la rue du Rhône, c’est de plus en plus souvent l’accent pointu parisien qui domine à l’heure de l’apéritif.
Rien d’étonnant à cela. «On constate un nombre important de Français qui viennent travailler dans la banque à Genève», relève Steve Bernard, directeur de la fondation Genève Place financière.
Un vrai changement de culture. Depuis le début de la décennie, les professionnels formés dans les grandes écoles françaises rejoignent en masse les bords du Léman. La progression en territoire suisse des deux locomotives bancaires, le Crédit Agricole et la BNP Paribas, y est peut-être pour quelque chose.
La BNP, en particulier, a lourdement investi à Genève. En octobre dernier, elle engloutissait l’UEB, finalisant une démarche de consolidation qui a débuté en mai 2006 lorsque BNP Paribas Services et BNP Paribas Private Bank ont rejoint la filiale suisse, devenue du même coup le premier centre international de private banking du groupe.
Quant à la branche suisse du Crédit Agricole, elle est en troisième position des banques étrangères en Suisse et compte 1100 employés dans le pays dont 650 à Genève. Près du quart (23%) d’entre eux sont français.
Mais la présence de ces deux porte-drapeaux de la banque française ne suffit pas, à elle seule, à expliquer la vague francophile dans les banques genevoises.
L’entrée en vigueur des accords bilatéraux a permis à la place financière de recruter plus facilement à l’étranger. Les Français, par leur proximité culturelle et géographique, sont souvent les premiers à en profiter.
S’il se refuse à parler de «francisation» de la banque genevoise, Steve Bernard constate un «accroissement d’experts français» dans l’arc lémanique.
Une tendance que confirme Emmanuelle Duneufjardin, responsable du marketing à la succursale de Genève du cabinet de recrutement Michael Page International: «Auparavant, les démarches administratives étaient beaucoup plus longues et laborieuses. Les accords bilatéraux ont clairement facilité l’arrivée des Français dans la Confédération.»
Le recrutement à l’étranger s’explique aussi par un manque d’experts locaux, alors même que plus de 2000 postes ont été créés dans la banque à Genève ces deux dernières années. « Il y a pénurie de personnel bancaire à Genève et en Suisse romande en général face à l’énorme croissance des besoins dans ce canton», confie Clément Dubois, à la BCGE.
La spécialisation des Français dans certaines branches paraît particulièrement attractive. «Les Français sont très performants dans l’ingénierie financière et les marchés des capitaux», indique Jacqueline Peker, directrice adjointe des Ressources humaines au Crédit Agricole à Genève.
Steve Bernard évoque quant à lui les «partenariats impressionnants» qu’ont certaines écoles de commerce françaises avec le monde de l’entreprise.
Pour Sylvie Grass, une Franco-Suisse qui a intégré le MBA luxe de l’Essec à Paris après un cursus initial en histoire de l’art à l’Université de Genève, les réseaux d’alumni (anciens élèves) tissés pas ces écoles jouent un rôle crucial dans la carrière professionnelle.
Après quatre ans passés chez LVMH à Madrid, elle travaille aujourd’hui pour une entreprise privée genevoise, mais son séjour parisien lui sert encore: «J’ai été contactée par des gens simplement parce que je faisais partie de l’annuaire de l’Essec!»
La banque n’est pas le seul secteur à attirer les Français vers les terres romandes comme le démontrent les présences de Bernard Fornas à la tête du groupe Cartier, de Philippe Léopold Metzger chez Piaget ou encore d’Olivier Bernheim chez Raymond Weil. Le groupe Richemond, dont le siège se situe à Bellevue (GE), occupe en son sein de nombreux Français et en compte deux dans son Conseil d’administration.
Mais pour Anne Biéler, responsable en communication à la Fondation de la haute horlogerie, cette forte proportion française est également due à la formation poussée des cadres français en communication et en marketing, des filières qui selon elle «balbutient» encore en Suisse romande.
«Le luxe appelle à des compétences particulières en terme de management que l’on ne trouve pas forcément ici», confie t-elle. La formation «Création de luxe, Métiers de l’art», lancée l’année dernière à l’université de Genève, a selon elle bien du retard.
Genève, et la Suisse en général reste donc une région particulièrement attractive pour les Français, tant par sa qualité de vie que par la renommée du secteur bancaire et des entreprises de luxe qui y prolifèrent.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les salaires suisses ne sont plus un facteur de motivation majeur: «La différence n’est pas aussi important qu’il y a 10 ans», affirme Emmanuelle Duneufjardin.
Plutôt bon signe pour Steve Bernard, pour qui la présence d’étrangers, et donc de Français dans les secteurs de pointe à Genève, traduit surtout le rayonnement international de la ville.
«C’est comme le championnat de football anglais. La forte présence de joueurs étrangers performants ne doit pas être perçue comme une menace mais plutôt comme un élément motivateur».
Portraits-biographies
Bernard Fornas (Cartier)
A 60 ans, Bernard Fornas dirige Cartier, l’un des noms les plus prestigieux du luxe. Elevé au Maroc, dans une famille impliquée dans la presse, la banque et la viticulture, il a d’abord été recruté par Procter & Gamble après avoir obtenu un MBA en management à Chicago, puis par Guerlain. Il entre ensuite chez Cartier en tant que responsable du marketing à l’international pendant 7 ans. En 1994, il y est nommé directeur du marketing international avant de reprendre la direction générale de Baume & Mercier. Il retourne ensuite chez Cartier en tant que directeur général en 2002.
François Massiera (Crédit Agricole Suisse)
Lorsqu’il arrive en Suisse en 1999, Alain Massiera a déjà une longue carrière internationale derrière lui. A la fin de ses études à Paris, en 1979, il part travailler quatre ans dans une banque anglaise à Bombay. Il entre ensuite au Crédit Agricole, et est envoyé dans la filiale du groupe en Arabie Saoudite, où il reste 6 ans, avant d’être nommé à Milan. Cinq ans plus tard, il est nommé directeur du groupe à Monaco, avant de migrer vers la Suisse. Il est aujourd’hui président de la Direction Générale du Crédit Agricole Suisse (SA), troisième banque étrangère de la Confédération.
François-Paul Journe (Montres Journe)
Artiste, concepteur horloger, ce Marseillais implanté à Genève est passionné de montres depuis l’adolescence. Diplômé de l’école d’horlogerie de Paris en 1976, il établit son premier atelier dans la capitale français en 1985 et se trouve vite sollicité par de nombreux collectionneurs. Désirant atteindre un public plus large, il créé une manufacture d’horlogerie en Suisse en 1989. Dix ans plus tard, il lance une collection de chronomètres et établit sa société, Montres Journe SA, à Genève. Le groupe possède aujourd’hui deux filiales internationales, au Japon et à Hong Kong.
Richard Lepeu (groupe Richemont)
Avec Bernard Fornas, Richard Lepeu est l’un des deux Français qui siègent au Conseil d’administration du groupe Richemont, détenu par le sud-africain Johann Rupert. Issu de Sciences Po Paris et de l’Université de Science Economique de Paris X, il débute sa carrière dans la finance avant de rejoindre Cartier en 1979. Nommé directeur administratif et financier en 1985, il prend la tête du groupe en 1995. Il est ensuite nommé directeur général exécutif chez Richemond, la maison mère, en 2001, puis remplace Jan du Plessis en 2004 au poste de directeur financier du groupe, qu’il occupe actuellement. Il devient membre du Conseil d’administration du groupe en septembre de la même année.
