Blogs, encyclopédies contributives, forums: les entreprises ne peuvent plus maîtriser leur communication. Du coup, certaines préfèrent jouer l’ouverture, quitte à devoir assumer les critiques des internautes. Et en tirer profit.
Le leader mondial du PC, Dell, vient d’ouvrir une nouvelle plate-forme il y a quelques mois: le Dell Idea Storm, un site sur lequel ses clients peuvent poster leurs remarques, idées et commentaires en toute liberté. Peu après la mise en place de cette plate-forme, le géant informatique s’est rendu compte qu’un grand nombre d’utilisateurs souhaitaient pouvoir acheter ses machines avec le système d’exploitation Linux préinstallé plutôt que Windows. A l’écoute de ces remarques, Dell propose désormais ce choix à ses clients.
Avec l’évolution fulgurante de l’usage de l’internet dans la consommation, les entreprises réalisent qu’il devient indispensable de tenir compte de l’avis des internautes, quitte à se faire vertement critiquer. Une tendance lourde. «On va vers davantage de transparence, constate Bruno Giussani, journaliste suisse et pionnier du web. La tendance veut que les consommateurs soient de plus en plus informés, de même que les collaborateurs de l’entreprise.»
«Si les sociétés veulent améliorer leur image, elles doivent s’ouvrir davantage, estime aussi Raphaël Briner, directeur de l’agence digitale Electronlibre, à Lausanne. Trop d’entreprises ne lâchent pas suffisamment la bride. Pourtant, celles qui parviendront à gérer le plus efficacement leur notoriété en ligne sortiront gagnantes. À cet égard, le blog d’entreprise reste un format sous-exploité malgré qu’il constitue un formidable outil marketing, facile à mettre en place.» Et de résumer l’enjeu en une formule percutante: «Mieux vaut être acteur de la transparence que la subir!»
En Suisse, les Services industriels de Genève (SIG) initient l’un des tous premiers projets impliquant de la sorte les internautes, baptisé Eco21. Objectif: réduire la consommation électrique et les émissions de CO2 dans le canton de Genève en stimulant les idées provenant des citoyens qui sont invités à partager leurs expériences.
«L’idée consiste à faire appel à l’intelligence des gens, dans un rapport d’égal à égal, explique Gilles Desorbay, consultant externe responsable du projet. Une première version du site est déjà accessible et l’ensemble sera finalisé pour le mois de novembre.» Mais que se passera-t-il si les remarques négatives s’avèrent trop manifestes? «Eco21 se voulant à disposition de tous, il serait très peu judicieux de ne pas prendre en compte les critiques, assure Gilles Desorbay. C’est même la philosophie du projet.»
Les blogs, réseaux sociaux et autres plateforme communautaires en ligne stimulent, et bouleversent, le dialogue entre les entreprises et leurs clients. Au point qu’après le «web 2.0» – appellation qui regroupe ces nouveaux outils d’un Internet toujours plus participatif – émerge ce que le Professeur Andrew McAfee, de la Harvard Business School, a baptisé l’«entreprise 2.0». L’annonce d’une mutation inexorable, qui contraint les sociétés, grandes ou petites, à intégrer l’internaute averti, qui s’est approprié le réseau pour publier, échanger et partager son avis avec le monde entier.
En Suisse, les entreprises observent timidement le phénomène. Quelques startups ont pris la mesure du web 2.0, comme Heidi.com qui vend des T-shirt entièrement personnalisables. «Il y a des places à prendre pour les entreprises qui innovent en la matière, observe Pierre Kilchenmann, chercheur à l’Institut de hautes études en administrations publiques (IDHEAP). Ainsi, Heidi.com utilise intelligemment les canaux disponibles pour sa promotion, avec un blog participatif bien tenu.»
Bloguer pour exister
Qu’il soit hébergé à une autre adresse ou intégré au site de l’entreprise, le blog permet non seulement de fidéliser la clientèle, mais aussi d’améliorer la visibilité de la marque dans Google. Comme dit Robert Scoble, le blogeur vedette de Microsoft, le blog constitue la «membrane poreuse» entre producteurs et consommateurs. La mise en place d’un blog d’entreprise (corporate blog) permet d’entretenir un contact immédiat avec la clientèle (via un portail partiellement accessible au public), de véhiculer une image interactive de la société et de conquérir de nouveaux marchés.
«Ce sont des outils faciles à mettre en place, qui offrent à la fois la vitesse et la permanence pour un coût quasiment nul, explique Anne Dominique Mayor, journaliste de 24 Heures et blogueuse chevronnée qui dispense des cours de formation sur l’utilisation des blogs en entreprise. En adoptant cette manière de communiquer, le marché s’affranchit des contraintes géographiques, de la même façon qu’avec un site web, mais sans sa lourdeur.»
Ce type de plate-forme ne requiert pas un technicien spécialisé pour sa maintenance et sa mise à jour. Invités à déposer leurs remarques et commentaires, les internautes se familiarisent avec la culture et les produits de l’entreprise, ce qui contribue à créer un climat de confiance, surtout si l’on apporte des réponses à leurs questions. Et pour les clients qui rencontrent un problème avec un produit, l’historique du blog, avec ses thèmes répertoriés, joue un rôle extrêmement précieux.
Des grandes entreprises comme Google et Microsoft l’ont compris, comme beaucoup d’entreprises américaines, grandes ou petites, qui tiennent un blog où sont présentés les projets internes, les nominations et les nouvelles d’intérêt général. Sur le blog officiel de Google (Official Google Blog), par exemple, les salariés de la société sont invités à poster régulièrement des commentaires, auxquels les internautes peuvent réagir en temps réel. Il ne se passe pas un jour sans que de nombreuses informations viennent enrichir la plate-forme.
En France, le blog personnel de Michel Edouard Leclerc («De quoi je me M.E.L»), patron du géant de la distribution qui porte son nom, prouve que les mentalités évoluent. La Suisse, elle, accuse du retard. Les rares entreprises helvétiques qui ont franchi le pas (comme la société de services online Namics) ont souvent des activités directement liées au web.
Ici et là, des tentatives existent néanmoins d’expérimenter de nouveaux canaux de communication. À la Banque cantonale vaudoise (BCV), qui s’est récemment illustrée en s’implantant dans Second Life, on se dit prêt à poursuivre sur cette voie. «Nous avons quelques projets dans nos cartons allant dans le sens d’un blog d’entreprise, confie Philippe Ravy, responsable business développement. Le principe consisterait en une communauté d’utilisateurs privilégiés, appelés à donner leur avis et à tester de nouveaux produits.»
Outre le risque de devoir publier des messages négatifs envers l’entreprise, la limite réside aussi dans la confiance et la liberté que les dirigeants accordent à leurs employés-blogueurs, et aussi dans l’enthousiasme des collaborateurs à s’investir au service de leur employeur… Pour les petites PME, où le temps de chaque salarié est compté, l’aventure n’a rien d’évident. Du reste, de ce côté de l’atlantique, elles tardent nettement à franchir le pas. Selon un coup de sonde du blog profession-web.ch auprès de PME helvétiques, le souci de maîtriser la communication agit comme le frein dominant; une réaction plutôt paradoxale dans le contexte actuel qui empêche précisément un verrouillage hermétique de l’information. Le manque de temps disponible pour alimenter un blog est cité comme la deuxième raison majeure de ne pas se jeter à l’eau. Et pourtant: «Les blogs sont très bien référencés par les moteurs de recherche», rappelle Christian Berlovan, co-fondateur de la société genevoise Procab Studio, active dans le marketing internet.
En d’autres termes, Google aime les blogs, et les place volontiers en tête de liste des résultats. «Tout récemment, je cherchais un modèle de VTT bien spécifique; j’ai donc tapé son nom sur Google, poursuit Christian Berlovan. Parmi les premiers résultats est apparu le blog d’un vendeur jurassien, chez qui j’ai finalement décidé d’acheter mon vélo.»
——-
Se fédérer pour mieux communiquer
Sites thématiques et autres réseaux d’affaires sont autant de nouveaux eldorados.
Pour tous les observateurs attentifs du web 2.0, l’avenir du commerce passe par un regroupement entre entreprises concurrentes sur des plate-forme, des annuaires ou des réseaux d’affaire communs: «Le fait de se grouper sur une même plate-forme pour communiquer élargit l’audience potentielle, estime Raphaël Briner d’Electronlibre. Et puis c’est la tendance à venir car les communautés sont en train de prendre le pas sur les blogs isolés.
«La faiblesse actuelle du blog, c’est que chacun s’exprime dans son coin. L’avenir est aux communautés, qui représentent une évolution logique de ce média, affirme aussi Christian Berlovan de Procab Studio. Regardez les jeunes artistes aujourd’hui, ils sont tous sur MySpace.»
À une autre échelle, les sites de networking comme Linkedin.com, Xing.com voire aSmallWorld.net deviennent des espaces très prisés des recruteurs. Au plan local, des plate-forme comme Rezonance.ch poursuit le même but. «D’autres communautés vont suivre, prédit Raphaël Briner. Elles rassembleront des entreprises aux intérêts convergents. Il sera ensuite difficile de faire marche arrière.»
——-
Notoriété sous surveillance
Comment s’épargner les critiques publiques des consommateurs sur Internet? Pour les entreprises médiatisées, la vigilance reste de rigueur.
Un grand nombre d’entreprises gèrent encore mal l’information qui circule sur elles dans les médias électroniques. Il arrive ainsi qu’une société figure sur l’encyclopédie Wikipedia sans même le savoir. Même certaines multinationales commencent tout juste à prendre conscience de l’importance de ce vecteur et à surveiller ce qui se dit sur leur compte. «Beaucoup d’entreprises sous-estiment l’influence de Wikipedia, affirme David Sadigh, conseiller en stratégie online, directeur associé de la société IC-Agency. Pourtant, en tant que source indépendante et bien documentée, ce support jouit d’un avantage de crédibilité par rapport aux sites officiels des sociétés.»
Il arrive néanmoins que certains internautes mal intentionnés colportent de fausses informations par le bais de blogs collectifs, de plate-forme interactives (YouTube, Dailymotion, etc.) ou de Wikipedia. Dès lors, quelle stratégie adopter pour les entreprises diffamées? Chez Nestlé comme chez UBS, on déclare n’intervenir qu’en cas d’infraction tombant sous le coup de la loi. «Il serait impensable d’imaginer réagir à toutes les critiques, mais nous sommes néanmoins attentifs aux opinions véhiculées sur les réseaux sociaux», assure ainsi Philippe Oertlé, porte-parole de Nestlé suisse.
Selon David Sadigh, «la plus grosse erreur pour une société serait de chercher à tout prix à se faire justice elle-même, directement sur les canaux communautaires, en voulant commenter, modifier ou en retirer le passage litigieux». Ce type de comportement est extrêmement mal vu, car pas du tout dans l’esprit de l’internet collaboratif, précise le spécialiste.
Dans Wikipedia, il est plus opportun de suggérer aux modérateurs ce qu’il convient de changer, cela par une remarque appropriée dans l’onglet «discussion». Ou mieux, produire de l’information positive sur d’autres canaux.» Dans l’espoir qu’elle finisse par atterrir d’elle-même sur Wikipedia…
——-
Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 2 août.
